Belle du Seigneur, d’Albert Cohen

« En ce soir du Ritz, soir du destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importances, mes pareils d’autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d’elle-même, et au premier battement de ses paupières je l’ai connu. C’était elle, l’innatendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c’est vous. (…) Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes. Oui, personne avant elle, personne après elle (…). »

Je crois que ces lignes sont un bon témoin de Belle du Seigneur. Ce livre vient terminer une trilogie formée par Solal et Mangeclous. Publié tardivement, en 1968, par Gallimard, il a été bien accueilli par les critiques. Ses quelque mille pages peuvent effrayer au premier abord, mais il suffit de commencer un chapitre pour être happé par cette force religieuse, sexuelle, sociale qui vous entraîne et ne vous lâche plus jusqu’au tout dernier mot de l’ouvrage.

Belle du Seigneur retrace la relation adultère d’Ariane pour Solal. Une passion démesurée, morbide, où l’amour fracasse tout. Mariée à Adrien Deume qui n’a qu’un but, monter sur l’échelle sociale, Ariane se retrouve coincée avec un époux qu’elle n’aime pas mais qu’elle fait semblant d’apprécier, question de convenances. Mais Solal a d’autres plans pour elle, car dès le premier regard, il était tombé amoureux. Et à lui, rien ne résiste. En une soir il séduit la belle, en un soir commence cette histoire enragée d’affection mutuelle. Des plus doux moments de tendresses aux instants les plus difficiles d’une vie sentimentale, ce roman nous fait parcourir l’histoire d’une vie bouleversée.

Albert Cohen écrit ici les plus belles pages de la littérature amoureuse de notre époque. A travers les cent six chapitres, chaque personnage s’exprime de façon personnelle sur ses travers, ses ressentis, sa douleur. Une écriture très particulière, qu’il faut apprendre à dompter pour les lecteurs habitués à la narration classique ; pour vous donner un exemple, dans certains chapitres nous écoutons le monologue d’Ariane dans son bain, sans réel fil conducteur et surtout sans ponctuation. On comprend très vite le choix de l’auteur pour cette particularité : la jeune fille est quelq’un de psychologiquement fragile voire instable, avec un penchant certain pour la mélancolie. A l’inverse, les monologues d’Adrien Deume sont très cadrés par la ponctuation, avec quelques divagations certes, mais ils suivent toujours un plan de route certain. Pour ce personnage, tout doit être préparé et calculé pour favoriser sa montée sur l’échelle sociale, même ses marques d’attention pour sa femme sont parfois contrôlées. L’écriture est toujours prenante, on a hâte de poursuivre notre rôle de voyeur malsain pour connaître enfin la suite de l’histoire. Les personnages sont changeants au fil du livre, comme dans la vraie vie où les expériences nous forgent et nous déduisent. C’est une écriture de la vie dans ce qu’elle a de plus puissant, de plus fort.

C’est d’ailleurs le grand drame de ce roman : quand les gestes d’affection et les paroles de sentiments ne sont plus sincères, quelle valeur porter alors à cet amour ? Solal et Ariane s’aiment de passion, une passion qui les entre-dévorent ; contre l’ennui, le changement radical, les affres de la dispute sont souvent les seules solutions quitte à faire souffrir et à mettre en danger son couple. C’est toute l’ambivalence de cette relation complexe, ambigüe qui nous est jetté à la figure. Aimer, est-ce au point de se faire du mal, pour ne pas s’oublier ?

Mais en plus de l’amour, Albert Cohen insère dans son livre de multiples critiques. Satire de la petite bourgeoisie tout d’abord qui désire toujours plus s’élever à coup de petites combines et de magouilles injustifiées. Amour de cette religion juive qu’il l’a construit, religion menacée par le nazisme. L’auteur a d’ailleurs du arrêter d’écrire un temps à cause de la Seconde Guerre mondiale et c’est sans aucun doute après elle, et les horreurs qu’elle a causé à son peuple, que Cohen écrit ces magnifiques pages sur l’incompréhension de Solal, juif lui aussi, face à toute cette violence gratuite. Bref, c’est un livre multiple qu’on ne peut clairement pas réduire au récit d’une rencontre amoureuse. Il faudrait plus d’une vie pour comprendre et déterminer tous les tenants et aboutissants de cette oeuvre. Elle est si complète, si visionnaire, si démesurée… Je ne peux que vous inviter à lire ce roman si prenant, si fort, qui happe toute votre âme et remet en question vos comportements amoureux. Il changera votre vision de la passion.

2 réflexions au sujet de « Belle du Seigneur, d’Albert Cohen »

  1. Très bonne critique du livre, je valide, j’aurais pas dit mieux ! Il fallait oser s’y attaquer, bravo!

    Je viens de découvrir ton/votre blog, c’est avec plaisir que je le suivrai par la suite, j’aime son côté minimaliste, et votre écriture prenante.

    A très vite alors,

    C.

  2. Ping : TAG littéraire de A à Z | La Critiquante

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