« Personne ne demanda comment elle allait faire pour se payer cette bague. Elles savaient toutes qu’il n’y avait pas d’autre moyen que d’accepter un rendez-vous. Il ne lui restait que 10 000 yens de la somme qu’elle avait reçue de sa mère pour acheter un maillot de bain, il lui fallait encore 85 000 yens. Si je n’achète pas aujourd’hui cette bague, je l’oublierai, pensait Hiromi. (…) Ce qu’on a envie de faire ou ce qu’on désire, quand on pense qu’on en a envie, si on ne fait pas l’effort de s’y mettre tout de suite, eh bien, ce désir vous quitte immanquablement sans même que vous en ayez conscience. »
En 1996, Ryû Murakami publie Love & Pop. Rien qu’avec ce titre, on peut se douter, un peu, que ce livre va parler d’adolescentes. Mais pas que. Cet ouvrage traite avant tout des telephone-club, ou telekura qui ont fleuri au Japon dans le milieu des années 90. Un telephone-club permet à l’abonné de laisser un message pour arranger des rendez-vous. Le telekura est implicitement lié à l’enjo kosai : il s’agit d’une pratiques où des jeunes filles sont payées pour accompagner des hommes plus âgées. De l’escort-girl en somme. Bien sûr, on relie souvent ça à de la prostitution de mineur, plutôt facile dans ce pays où la majorité sexuelle est fixée à 13 ans. Dans les faits, rares sont les lycéennes pratiquant l’enjo kôsai qui vont jusqu’au bout.
C’est pour mettre en lumière ce phénomène très connu mais pourtant encore tabou que Murakami a décidé d’écrire ce livre plein de retenue. Il a découvert cet univers et s’y est plongé pour y comprendre les mécanismes, les codes. Pour le faire partager, il nous entraîne dans les pas d’Hiromi. Cette jeune fille de 16 ans aime faire du shopping, traîner avec ses amis. Elle n’a encore jamais accepter de rendez-vous arrangés seules, les rares fois où cela lui est arrivé, elle accompagnait une de ses copines. Elle sait que parmi elles certaines n’hésitent pas à enchaîner les rendez-vous voire à aller plus loin que le simple rôle de compagnie et de faire-valoir habituellement demandé. Hiromi a une devise : quand on veut quelque chose, il faut tout faire pour se le procurer maintenant, sinon le désir s’en va, et cette expérience laisse un goût amer dans la bouche. Le jour où elle découvre une topaze impériale montée en bague, son coeur s’emballe : elle la veut, il lui faut. Pour ça, elle accepte alors de faire de l’enjo kosai. D’abord avec ses amies, puis seules. Toutefois, ces rendez-vous lui réserveront quelques surprises.
Le roman va crescendo, la pression monte au fur et à mesure. La violence aussi : celle des rapports humains, celles de la pensée irraisonnée, celle des décisions hâtives. On tend vers quelque chose de bizarre, un climax qu’on attend et qui nous surprend une fois le moment venu. Dans l’oeuvre de Murakami, on sent ce pessimisme latent : ce n’est pas un roman de la bonne humeur, ni même un roman qui condamne les telekura. Non, ce livre retrace juste le parcours d’une ado qui veut faire comme tout le monde, parce que ça paraît rapide, parce que paraît facile. On saisit vite que derrière les facades, l’enjo kosai peut procurer quelques frayeurs, plus ou moins justifiés ; les hommes aux moeurs légères, aux questions étranges ne manquent pas. Il faut savoir faire le tri, entre hypocrisie et faux-semblants.
L’auteur a une écriture que je qualifierai « de la ville ». A travers la trame narrative pure et les dialogues, s’immiscent les paroles de chansons, les bribes d’émissions de radio, les blablas des publicité, les messages des hommes du telekura. Encore une autre violence, celle qui s’immisce dans une intimité qui n’a plus vraiment lieu d’être dans ce livre. Ici, tout bourdonne, le bruit de fond est toujours là, parfois insoutenable, faisant irruption sans crier gare. Certes, c’est une lecture qu’il faut apprivoiser, car les guillemets sont presque inexistants, ces différentes phases, entre la narration et le brouhaha extérieures, se confondent complètement. Il faut prendre ça comme un tout, et savourer chaque ligne comme elle vient ; même si « savourer » n’est pas vraiment le terme, ce livre m’aura laissé une goût de cendres dans la bouche. Mais ici, c’est une preuve de son efficacité.
Ah ! Faudrait que je le lise celui-là ! Autant 1Q84 ne m’avait pas tant emballé que ça, autant celui-là m’inspire…
Et c’est trop drôle que tu parles du brouhaha, du fait qu’il y ait toujours du bruit car c’est exactement la vie japonaise : pas un seul moment de répit. Il y a toujours du bruit ! Partout ! Entre les pubs, les jungles de stations, les annonces dans les magasins, les informations dans les lieux de distractions (oui, oui, même jusque sur les plages), et même chez soi avec les appareils électroniques. C’est drôle que tu en parles comme ça ; ça m’a fait penser à cet article que j’ai lu il y a quelques semaines sur le bruit japonais ^^
Ping : Tristesse et Beauté, de Yasunari Kawabata « lacritiquante
Ping : Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, de Haruki Murakami | lacritiquante