Congo Inc. d’In Koli Jean Bofane

Reprise du travail ne rime pas avec rythme de publication raisonnable. Je suis plongée dans l’œuvre de Victor Hugo ces derniers temps, je risque donc de beaucoup vous abreuver de chroniques sur ses œuvres (ici, je parlerai surtout de ses romans). Toutefois, je suis parvenue à terminer un livre qui n’a absolument rien à voir avec cet auteur français.

En effet, il s’agit d’un roman qui constitue une plongée très surprenante au Congo-Kinshasa (en opposition au Congo-Brazzaville, qu’un seul fleuve sépare). Il s’intitule Congo Inc. Le testament de Bismarck, d’In Koli Jean Bofane. En exergue, on peut lire une phrase du chancelier Bismarck : « Le nouvel état du Congo [on est en février 1885] est destiné à être un des plus importants exécutants de l’œuvre que nous entendons accomplir. »

Côté histoire, il serait mensonger de la résumer à Isookanga, un Ekonda (ou Pygmée) qui quitte le village ancestrale dans la forêt pour rejoindre la technologie et surtout la mondialisation dont il rêve jour et nuit depuis sa découverte d’internet. Il est maître dans un jeu vidéo en ligne de guerre et d’exploitation des ressources et ne demande qu’à faire partie de l’évolution de son pays vers la modernité et le capitalisme. Il se rend donc à Kinshasa où il rencontre le Chinois Zhang Xia, mais aussi une journaliste venue d’Europe séduite par son charme, les enfants des rues, un ancien seigneur de guerre devenu gestionnaire de parc naturel, et j’en passe. Isookanga veut vendre de l’eau pure suisse, traduire des données sur les minerais du Congo, aider ses amis vagabonds… On entre dans la vie d’une dizaine de personnages : pensées, émotions, passé, projets. Certains provoquent la compassion, d’autres le dégoût. Isookanga est celui qui nous met en contact avec toutes ces individualités, il est le moteur de cette histoire.

Ce qui est le plus surprenant dans ce roman, au-delà du dépaysement total, c’est la langue et le ton de l’auteur. Ça m’a vraiment surprise, décontenancée. Il faut s’y faire à ces mots qui nous viennent tout droits d’Afrique et qui emportent avec eux des espoirs, des illusions, de la cruauté pure, des bonheurs simples, des réactions viscérales, des images de pauvreté de bien mais de richesse de cœur. Il m’est impossible de me positionner vis-à-vis de ce livre. J’ignore si je l’ai aimé ou pas, mais c’est une opinion (enfin, une absence d’opinion donc…) qui m’est personnelle. Je crois que je n’étais pas prête à ce qu’on mette devant mes yeux de lectrice certaines de ces situations propres à ce coin du monde. Aveuglement d’européenne peut-être, c’est un autre débat. L’auteur nous rapporte des scènes violentes sur fond de génocide et cela m’a un peu perturbée. Mais on ne peut pas résumer Congo Inc. a cela, loin de là ! Ce n’est pas un livre heureux, ce n’est pas livre triste, ce n’est pas un livre sur l’espoir ou sur la dureté de la vie. C’est tout ça et rien de tout ça à la fois. Ce livre, c’est avant tout une ambiance, un personnage très particulier un peu naïf et déterminé à la fois pour qui on ressent de la curiosité.

Je dois vous avouer que j’ai beaucoup de mal à aller plus loin. Vous parler de l’écriture, du ton donné… Ce n’est vraiment pas évident car plutôt indescriptible. Ce roman n’est pas qu’une simple lecture, c’est une expérience. Et pour moi, ça n’a rien à voir avec mes lectures habituelles. Et je ne parle pas seulement du cadre – Kinshasa – mais aussi du reste : narration, façon de tisser l’intrigue, multiplicité des personnages et façon de les traiter, retours en arrière, dialogues en plusieurs langues, petits détails dans de grandes descriptions, le vocabulaire de la mondialisation globale… Je me rappellerai de ce livre, c’est certain. Je ne peux pas dire qu’il s’agit d’un coup de cœur, mais plutôt d’une découverte intrigante, que je vous invite à découvrir à votre tour.

« L’algorithme Congo Inc. avait été imaginé au moment de dépecer l’Afrique, entre novembre 1884 et février 1885 à Berlin. Sous le métayage de Léopold II, on l’avait rapidement développé afin de fournir au monde entier le caoutchouc de l’Equateur, sans quoi l’ère industrielle n’aurait pas pris son essor comme il le fallait à ce moment-là. Ensuite sa contribution à l’effort de la Première Guerre mondiale avait été primordiale, même si celle-ci aurait pu – la plupart du temps – se mener à cheval, sans le Congo, et si les choses avaient changé depuis que les Allemands avaient élaboré le caoutchouc synthétique dès 1914. L’engagement de Congo Inc. dans le second conflit mondial fut décisif. Pour y apposer un point final, le concept mis à la disposition des Etats-Unis d’Amérique l’uranium de Shinkolobwe qui vitrifia une fois pour toutes Hiroshima et Nagasaki, instituant, du même coup et pour l’éternité, la théorie de la dissuasion nucléaire. Il contribua généreusement à la dévastation du Vietnam en permettant aux hélicoptères Bell H1-Huey, les flancs béants, de cracher du haut des airs des millions de gerbes du cuivre de Likasi et Kolwezi à travers les villes et les campagnes, de Da Nang à Hanoï, en passant par Hué, Vinh, Lao Kay, Lang So et le port de Haïpong. Durant la guerre dite froide, l’algorithme demeura brûlant. Le combustible garant de son bon fonctionnement pouvait aussi être constitué d’hommes. Les guerriers Ngwaka, Mbunza, Luba, Basakata ou Lokele de Mobutu Sese Seko, tels des fers de lance sur les champs de batailles d’Afrique, allèrent répandre leur sang, du Biafra à Aouzou en passant par la Front Line – face à l’Angola et Cuba –, par le Rwanda du côté de Byumba, en 1990. Les consommables humains pouvaient également prendre part à de basses besognes et à des coups d’Etats. Fidèle du testament de Bismarck, Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, charger de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high-tech. »

In Koli Jean Bofane, Congo Inc. Le testament de Bismarck, aux éditions Actes Sud, 22€.

La corbeille d’Alice, de Maude Deschênes-Pradet

Retour au pays du caribou (quel cliché) avec un autre roman québécois, pour faire suite au premier. Il s’agit de La corbeille d’Alice de Maude Deschênes-Pradet, lu lui aussi dans le cadre du Prix des Cinq Continents de la Francophonie.

Alice revient du Sénégal. Elle quitte la chaleur brûlante, le sable et la poussière qui étouffent pour un pays de frisson et de frimas. Elle y est allée pour mettre au point une pièce, un conte, écrire et faire de l’art. Mais ces mois là-bas l’ont transformé en profondeur, elle a laissé à Dakar un morceau d’elle-même, une partie de son cœur : un amour violent et passionné qui ne s’avoue pas vraiment mais se vit avec puissance. Mais il a bien fallu prendre cet avion, traverser les océans et revenir dans son appartement qui n’a pas changé, lui. Elle y retrouve son voisin, le beau et serviable Simon, son meilleur ami, qui lui débaie sa terrasse même quand elle n’est pas là, et l’accueille dès qu’elle le veut sur son canapé avec un verre de vin. Simon, lui, il veut retrouver un sens à sa vie, dont il ne sait pas trop où elle le mène : il achète une tour en ruine en face de chez lui, et se met en tête de la rénover.

Partage de moments intimes mais où la confession se tait, des silences pour prendre soin de l’autre sans éroder l’apparence sereine de leur relation. Les non-dits, c’est le cœur du livre, comme ces lettres d’amour qu’Alice n’arrive pas à écrire, à envoyer en Afrique, et qu’elle jette encore et encore dans sa corbeille.

L’une après l’autre, les pages froissées échouent dans la corbeille d’Alice. C’est toujours la même lettre, pourtant, qui l’habite. Ou bien le ton lui échappe, devient dur, cynique, et alors les phrases coulent du fiel jusqu’à ce qu’elle déchire tout.

Maude Deschênes-Pradet fait preuve de beaucoup de sensibilité dans ce livre où chaque sentiment est un élastique étiré au maximum : qui vibre à chaque titillement et menace à tout moment de casser dans un mouvement violent. Dans ce livre, le silence règne, mais le lecteur comprend sans aucun problème les enjeux personnels qui sont en œuvre dans chaque scène. On oscille entre les moments de narration au Québec, les souvenirs romancés d’Afrique et les bouts de correspondance ratée. Parfois, ce basculement perturbe et gêne la fluidité de la lecture, parfois il permet de tout éclairer.

On pourrait reprocher cependant à l’auteur ce cliché de l’amour étranger, lointain, exotique qui emporte tout sur son passage. On pourrait lui reprocher également la trop grande facilité qu’a pris son intrigue dans la deuxième partie du livre, un revirement décevant qui a causé mon désamour pour le personnage principal. Il y aurait pu avoir un vrai travail sur l’histoire et les relations entre les personnages, quelque chose de plus fouillé, de plus profond, mais évidemment de moins facile à écrire. Au lieu de cela, ce court roman survole quelques poncifs comme la lettre amoureuse et l’amour que des milliers de kilomètres et le renoncement séparent. Mais c’est vrai qu’il est dur de décrire les émotions ténus et sur le fil.

Pour résumer un ouvrage agréable et qui est de bonne augure pour un premier roman. Toutefois, il reste des choses à retravailler, notamment autour de la finesse de cette écriture toute en pudeur.

 

Maude Deschênes-Pradet, La corbeille d’Alice, XYZ éditeur, 18,95 dollars.