Le Royaume, d’Emmanuel Carrère

51uirlrlmtl-_sx195_Emmanuel Carrère est un nom qui traîne dans ma wishlist depuis pas mal de temps. J’en entends du bien, du mal, beaucoup d’avis très différents, partagés sur cet auteur et ses œuvres. Bref, tout ce qu’il faut pour aiguiser ma curiosité. J’ai donc sauté sur l’occasion d’avoir du temps devant moi pour découvrir un de ses livres qui me faisait de l’œil – et non, il ne s’agit même pas de Limonov –, Le Royaume.

Qu’il est compliqué de résumer cette briquette de plus de 600 pages. Autobiographie, enquête sur les premiers Chrétiens, récit et fiction historique. Oui, oui, vous avez bien lu, ça parle de religion (et je lis ça par le plus grand des hasards à la période de Noël!). Mais ne fuyez pas ! C’est un livre fleuve très spécial, unique en son genre, qui cache d’immenses trésors.

Pendant trois ans, l’auteur a été chrétien. Vraiment chrétien. Il allait à la messe, il étudiait les Évangiles, il a fait baptiser ses enfants, bref il était ce qu’on appelle un croyant. Ce livre, il l’écrit en tant qu’agnostique. Il revient sur cette période étrange de sa vie qui s’est déroulé il y a déjà vingt ans de cela. Entre temps, il a vécu, il a écrit. Mais c’est avec une sorte de fascination et d’envie de comprendre qu’il reparcoure les Évangiles. Le Nouveau Testament, il le voit aujourd’hui avec un œil d’enquêteur, d’historien, de romancier, d’homme tout simplement. Qui était Paul ? Quel a été son parcours ? Et Luc ? Est-ce bien lui qui a écrit telle ou telle page qu’on relit encore dans nos églises ?

Emmanuel Carrère nous fait revenir dans le passé, à Rome, à Athènes, en Macédoine, à Jérusalem… Les écrivains officiels du Nouveau Testatement ont voyagé, ont rencontré des fidèles, ont dirigé des églises, ont eu des tensions entre eux. Comment sommes-nous partis de la religion juive pour donner naissance aux premières étincelles de vie de la chrétienté avec Jésus en son centre ? Et que dire de l’eucharistie ? Que dire de la Vierge Marie ? Que dire de la résurrection ?

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Toutes ces interrogations, Emmanuel Carrère les a eut. Et bien avant lui, ceux qu’on appelle aujourd’hui les apôtres les ont eu également. Ce livre nous permet de revivre ces moments charnières.

Alors oui il y a des suppositions, des interprétations. Oui, il y a sûrement aussi des inventions, de l’imagination. Mais l’auteur ne cache rien de tout cela. Ce n’est pas un documentaire historique, soyons clair là-dessus. C’est une proposition, une invitation pour suivre une partie de la vie des premiers Chrétiens. Et c’est fait avec beaucoup de talent, d’ingéniosité. L’auteur ne nous quitte jamais, c’est à travers lui, à travers ses mots et sa vie que l’on fait ce voyage. Et ce lien que l’on tisse avec lui, quand il nous parle de cette maison achetée en Grèce, des vacances avec son meilleur ami, ce lien nous rapproche et fait qu’on le suit avec confiance dans l’histoire qu’il nous raconte. Comme lui, on doute, on enquête, on échafaude des théories. Il partage avec nous ses avis, ses convictions, mais jamais ne nous les impose. A part de rarissimes lignes, je pense que personne ne sera froissé à la lecture de ce roman, et ça c’est une prouesse.

L’auteur est très honnête avec nous, il nous livre des pans de son intimité, il est aussi critique envers lui-même… tout en restant lui-même. A la fin du Royaume, je ne savais pas qui de lui ou de moi avait vraiment besoin de ce livre, je ne savais pas à qui cette œuvre fut la plus profitable. Car j’ai abordé également ce livre de façon très personnelle, avec mes croyances, mes opinions, ma curiosité. Et même s’il s’agit là d’un vrai pavé dont la lecture a duré des jours et des jours, je ne me suis jamais ennuyée, j’ai beaucoup apprécié cet ouvrage. Replonger dans le premier siècle sur des territoires inconnus, apprendre les dissensions entre juifs et premiers chrétiens, faire la rencontre de Paul et de Luc, espionner Emmanuel Carrère quand il étudiait la Bible. Tout m’a plu, tout m’a intéressé.

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Alors oui, il est certain que Le Royaume n’est pas une lecture qui plaira à tout le monde. Il est certain que ce n’est pas non plus une lecture à mettre entre toutes les mains. Mais je vous invite sincèrement à pousser les portes de ce livre juste, sans prosélytisme, généreux et sincère. Une belle découverte, une écriture passionnante.

Emmanuel Carrère, Le Royaume, aux éditions folio, 8€70.

Dolce agonia, de Nancy Huston

Le fumet se répand telle une douleur dans la maison : ça m’a toujours été pénible, se dit Sean, l’odeur de la bonne cuisine, pire depuis le départ de Jody mais ça m’a toujours été pénible, dans toutes les maisons où j’ai vécu, la viande surtout, ragoûts de bœuf de mamie à Galway, soupes au poulet de m’man à Sommerville, osso buco somptueux de Jody, le fumet de la viande qui cuit une souffrance à chaque fois, un élancement de nostalgie : passe encore d’entrer dans une maison et de consommer un repas de viande, mais en humer l’odeur tout au long de sa cuisson est une torture, pas à cause de la faim mais à cause de l’idée insinuante, désespérante, sans cesse transmise et retransmise aux tripes, de la dinde en train de dorer lentement dans ses jus, faisant perversement miroiter des promesses de chaleur bonté bonheur, simples plaisirs domestiques, toutes choses qu’on ne peut avoir et qu’on n’a jamais eues, pas même un enfant.

Aujourd’hui, je vous invite à découvrir un roman que je traîne depuis des lustres dans ma bibliothèque : Dolce agonia de Nancy Huston, une auteure que j’affectionne particulièrement. Une belle découverte encore une fois.

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Thanksgiving, le repas où l’on remercie, où l’on rend grâce. Dieu est là, qui a décidé d’observer, de commenter également un moment, parmi tous les autres moments : le repas de Thanksgiving dans le maison de Sean Farrell. C’est un poète et professeur d’université, la quarantaine bien passée. Il a réuni autour de lui des amis, des gens auxquels il tient. Collègues dont il est proche, anciennes compagnes… Et chacun a emmené son épouse, son mari. Ils ne se connaissent pas tous, ils ont chacun eu des vies différentes mais un point les relie ce soir : vouloir partager un moment de bonheur alors qu’ils ont tous traversé et traversent encore des épisodes tragiques et douloureux. Entre la préparation du repas, l’attente de la neige et des discussions en petit comité, la soirée avance. Au fil des pages, on voyage dans les souvenirs et les pensées de chacun, on revit leurs vies. Ainsi, chacun d’eux finit par nous être proches : on comprend leurs réactions, leurs peurs, leurs doutes. On se surprend à les aimer ou à avoir pitié d’eux. Ce couple en deuil, cette mère inquiète pour son fils atteint d’une tumeur, cet homme qui a vu sa femme partir avec ses enfants, cette jeune épouse qui cache un lourd passé, ce vieil homme agité de souvenirs.

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L’humain et l’humanité est au centre de ce roman, plus peut-être que l’amour. On y parle énormément de famille, d’attachement, de mort, et malgré les désaccords, l’hypocrisie, les secrets, on espère que le soir de Thanksgiving saura tous les rassembler.

Il ne s’agit pas là d’un conte de Noël, il n’y a rien de féerique. Disons que c’est une œuvre à la fois poétique dans sa construction, dans son écriture et très réaliste dans son fond. La plume de Nancy Huston est rafraîchissante, talentueuse, hors normes, audacieuse. Elle reste toutefois complètement accessible et est une vraie invitation à la lecture. L’auteure écrit pour nous, pour nous faire entrer dans ce cercle d’amis en cette nuit si particulière. L’écriture est légère, passant d’un sujet à l’autre, d’une pensée à un souvenir, d’une réflexion à une discussion avec aisance. Elle se détend et devient plus intime au fil des heures et des verres d’alcool des convives. On l’épouse complètement, on ne fait plus qu’un avec elle et on est littéralement plongé dans cette ambiance. On y est, chez Sean Farrell, à ce dîner de Thanksgiving. C’est en tout cas de cette façon que je l’ai vécu. Intensément. Il faut se laisser aller à la langue de l’auteur, approuver de ne pas trop savoir où l’on va, et vous verrez : ce n’est que du bonheur.

Et vous, avez-vous déjà succombé à la plume de Nancy Huston ?

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Nancy Huston, Dolce agonia, aux éditions J’ai lu, 6€90.

Deathless Days, de Lucas Legendre

Encore une fois, je viens vous parler d’un roman des éditions La Bourdonnaye. Mais que voulez-vous ? Je ne vous en parlerai pas s’ils étaient mauvais ! Grâce à eux, je découvre toujours des auteurs intéressants et des œuvres qui arrivent toujours à ma surprendre. Au programme du jour : Lucas Legendre et son livre Deathless Days. (Laissez-moi vous dire que j’adore le dessin de la couverture, excellent choix!).

Le héros, c’est Azraël, l’archange de la mort. Enfin, appelez-le D., il préfère. Ça fait quelques siècles que D. fait son boulot pour le compte de Dieu et de son royaume : avec sa faux, il coupe le fil qui relie l’âme du corps, pour permettre aux humains de s’élever une fois arrivée le moment de la mort. Mais, malheur ! La Faux est volée. Sans elle, des milliers d’âmes errent sans but, ce sont les Sans-Mort, et en l’absence de meilleure solution, ils sont acheminés jusqu’en Enfer, pour le plus grand bonheur de S. (oui, les surnoms très courts et les initiales, ce n’est pas du tout mon truc à moi non plus, je trouve ça cliché, mais c’est une chose qu’a l’air d’apprécier l’auteur, donc on doit faire avec à la lecture. Pourrait y avoir pire comme défaut…).

D. a sept jours pour retrouver son arme, c’est ça ou la mort. Pour l’accompagner dans sa quête, une apprentie ange de la mort viendra l’aider, ainsi que d’autres personnages plus truculents les uns que les autres. Une aventure complètement déjantée, drôle et tragique à la fois, avec beaucoup de suspens ! J’ai encore du mal à croire que Lucas Legendre ait réussi à mettre autant de choses dans son livre.

J’ai beaucoup apprécié l’histoire. C’est une description et une réflexion intelligente sur un possible royaume des cieux et son fonctionnement. Beaucoup d’ingéniosité dans tous les rouages de cette société et une façon très accrocheuse d’en aborder l’histoire et les secrets. J’ai adoré évoluer auprès des différents archanges, côtoyer Satan et ses démons, m’immiscer dans les repères de créatures plus mystérieuses et de groupes encore plus étranges. Cette enquête sur fond d’urgence est très bien rythmée et on suit avec passion nos personnages dans leur voyage, découvrant toujours plus leurs faiblesses, leurs passés, leurs relations. Et je crois que c’est ça la force de ce roman, encore plus que l’intrigue – très bien ficelée et menée au demeurant – : ses personnages. Je me suis très vite attachée à eux. Lucas Legendre a su les rendre terriblement réels pour des créatures divines (ou démoniaques, c’est selon) : ils ont leurs failles, leurs défauts, leurs espoirs.

Il y a tout de même des points négatifs à ce premier roman : quelques longueurs, quelques imperfections dans le ton, et surtout des passages en italique (« dans la tête des personnages ») qui sont assez épouvantables selon moi et ont vraiment été des moments très pénibles de lecture. Heureusement, ils sont peu nombreux mais interviennent dans des moments primordiaux. J’ai été déçue, et ça m’a vraiment marquée, car en parallèle le reste de la narration est impeccable. C’est un jugement personnel bien sûr, mais c’est pour moi un élément qui mérite son paragraphe.

Toutefois, à l’échelle du livre, c’est peu de choses. Et ce que je retiendrai avant tout de ma lecture de Deathless Days, c’est ma surprise, ma peur, mes rires. J’ai été complètement embarquée dans l’univers créé par Lucas Legendre et je ne regrette pas l’aventure. Un auteur à surveiller pour un premier roman décapant, savant, intelligent, drôle. Il a bousculé ma bibliothèque !

Lucas Legendre, Deathless Days, aux éditions La Bourdonnaye (allez voir ce qu’ils font ! Que de belles pépites !), 21€30.

Du Domaine des Murmures, de Carole Martinez

J’ai eu l’occasion de rencontrer Carole Martinez lors de la remise du Prix du Jeune Écrivain, puisque je bosse dans l’association de ce concours littéraire. C’est une femme pleine de vie, souriante, passionnée, douce et gentille, vraiment une auteure adorable. Alors, vous imaginez bien que je ne pouvais pas rester les bras ballants, j’ai lu un de ces livres, peut-être le plus célèbre, Du domaine des Murmures.

Nous sommes en 1187. Une jeune fille, Esclarmonde, doit se marier avec un un homme volage et insouciant, un homme qu’elle n’aime pas, qu’elle ne connaît pas. C’est une époque où on ne peut pas dire non, on ne peut pas refuser un mariage quand c’est son seigneur de père qui l’organise. Alors, devant l’autel, Esclarmonde prend un chemin détourné. Au lieu de dire « non », elle refuse de dire « oui » et demande à être emprisonnée entre quatre murs, porte scellée, au nom de celui qu’elle aime : Dieu. Elle veut offrir sa liberté et sa vie à son Seigneur.

Il faut de la force à cet âge pour faire un tel sacrifice, un tel don de soi. Mais ce que la jeune fille ne sait pas, c’est qu’elle emmène dans sa tombe, avec elle en réclusion, des espoirs et des paroles, des événements qui vont bouleverser sa vie et remettre en question sa décision. Elle ignore encore quelle influence elle va avoir, si attentive et de bon conseil qu’elle est : elle attire les foules, les pèlerins viennent la visiter pour quémander avis et prières, les gens changent selon elle. Sa parole et sa présence se feront entendre et sentir jusqu’en Terre Sainte où les croisades emmènent certains de ses proches.

Je ne peux pas tout vous dire, mais sachez que ce roman est  vraiment prenant. J’aurais pensé que traiter d’une femme enfermée et bigote allait être ennuyé (oui, j’avais un avis assez tranché…) mais j’ai radicalement changé de point de vue. On se passionne pour la vie de cette femme dont le destin bascule, d’abord avec sa pénitence, puis avec d’autres murmures qui viendront rompre la solitude de sa tombe. Pendant cette lecture, j’ai admiré cette femme qui est en réalité terriblement humaine, avec ses doutes, ses douleurs, ses émotions, son empathie… J’ai compris son choix de vivre recluse, et j’ai compris ses choix suivants même si je suis restée muette devant ce courage, cette patience, cette abnégation. Je regrette peut-être juste quelques longs passages qui se déroulent en Terre Sainte où elle arrive à voyager dans un sens… Je me suis sentie trop éloignée d’Esclarmonde à ces moments-là alors que toute mon attention était concentrée sur elle.

Ce roman, c’est avant tout une héroïne atypique dans un décor très bien planté. Quant à l’écriture, elle sert le sujet avec brio. Un brin désuet, descriptif sans excès, elle arrive à faire ressortir de la poésie des sentiments de la jeune femme. Il est vrai qu’il faut s’y plonger, et les premières pages ont été pour moi difficile, mais au fur et à mesure, on s’approprie ce style et cette histoire. Une véritable plongée romanesque que je vous conseille vraiment !

Carole Martinez, Du domaine des Murmures, Folio (5552), 6€80.

Mon doudou divin, de Katarina Mazetti

Je crois bien que je dois avoir dans ma bibliothèque toute la bibliographie complète de Katarina Mazetti : tous ses romans, sensibles et passionnants, m’ont ravi. Alors quand j’ai vu que Mon doudou divin venait de sortir en poche, je n’ai pas trop hésité.

Mais il faut dire que celui-ci sort de l’ordinaire et dénote dans la lignée des Mazetti. Certes, c’est toujours l’être humain qui est au centre, mais de façon détournée. Ce roman aborde le sujet des croyances et de la religion, un livre spirituel plutôt audacieux.

 Mon doudou divin

Wera est une journaliste qui recherche activement un sujet fort pour un prochain article. Un jour, elle tombe sur une annonce qui propose de partir à la recherche de son Dieu, de sa foi lors d’un stage. Ni une, ni deux, elle s’inscrit et se retrouve quelques jours plus tard dans un ancien repère scout renommé la Béatitude pour l’occasion. Armée de cynisme, Wera fera la rencontre de six autres stagiaires, un peu bizarres pour certains, mais pas forcément plus fous qu’elle. Tous ont déjà leur petite idée d’une spiritualité nouvelle qu’ils pourraient appliquer à leur propre vie et la partagent chaque soir lors de « prêches ».

En plus de récit de Wera plein de dérision, on suit en parallèle l’histoire de Madeleine, une des nouvelles recrues : on peut alors percevoir cette situation d’un autre point de vue, celui d’une personne pour qui ces quelques jours sont une porte de sortie, une issue de secours.

On oscille entre sourire moqueur, pitié ridicule ou au contraire vraies émotions. Les sentiments du lecteur sont aussi divers que la myriade de personnalités très différentes qui peuplent la Béatitude. J’ai parfois eu l’impression que Mazetti en faisait trop sans que ce ne soit drôle pour autant. Il y a également certaines longueurs et des éléments intéressants qui ont été avortés.

Katarina Mazetti

C’est vrai, c’est ambitieux d’écrire quelque chose sur la spiritualité dans un roman, et si on ne considère que ce point-là, on peut presque dire que c’est réussi. Mais je dois avouer que je me suis ennuyée. Au-delà du thème par forcément facile, j’ai senti que la plume de Mazetti s’était assagie, voire affaiblie. Il n’en reste que des vestiges dans ce roman et c’est assez déplaisant.

Bref, un avis très partagé et mitigé pour Mon doudou divin : par moment, il y a quelques traits de génie, de bonnes idées, des phrases bien tournées, mais le reste du temps, on trouve ce stage à la Béatitude un peu long et sans surprise. A vous de vous faire votre propre opinion à présent.

Katarina Mazetti, Mon doudou divin, traduction du suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus, aux éditions Babel (1178), 7€70.