Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal (lecture commune de février 2017)

Nous sommes déjà début mars et il est donc amplement l’heure de parler de la lecture commune de février. Je ne vous cache pas que j’ai inscrit ce roman car on n’arrêtait pas de me rabâcher à quel point ce livre était bien, et son adaptation au cinéma enfonça le clou. Aujourd’hui je partage avec vous mon avis sur Réparer les vivants de Maylis de Kerangal.

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Je me sentais un peu obligée de parler de ce roman. J’ai eu l’occasion de lire la plus grosse partie de la bibliographie de l’auteure puisque mon master a organisé une rencontre avec elle il y a quelques années (que le temps passe vite!). Certaines lectures m’avaient vraiment surprises (Naissance d’un pont) ou fait voyager (Tangente vers l’Est), et j’avais moins accroché avec d’autres (Corniche Kennedy). Disons que je reconnais que le style de Maylis de Kerangal mérite qu’on en parle, mais que ses histoires ne me correspondent pas toujours. Toutefois le résumé de Réparer les vivants m’avait touché, intrigué : l’histoire d’une transplantation cardiaque, une vie se termine, une autre peut ainsi continuer.

Simon Limbres est fan de surf. Alors quand il faut se lever avant 6h00 du matin pour aller chatouiller les vagues avec ses deux meilleurs potes, il n’hésite pas. Il laisse ses parents et sa petite sœur, pour plonger corps et âme dans la mer. Mais ce n’est qu’après que le danger le menace. Quand, sur le chemin du retour, épuisé de fatigue, le conducteur se laisse avoir, alors que Simon au milieu de ses deux amis n’a pas de ceinture de sécurité. Choc fatal. Il n’y a plus rien à faire. Enfin presque. La douleur de la perte, les questionnements, la possibilité de faire un don d’organe. La machine se met en route. Avec de protocoles, des règles, un anonymat, une collaboration entre hôpitaux et des hommes et des femmes derrière chaque geste, chaque décision, chaque mot.

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Ce n’est pas que l’histoire d’une cœur, d’un opération. C’est l’histoire de ce père qui survit seconde après seconde, c’est l’histoire de cette infirmière qui vient de passer la nuit avec son amant, c’est l’histoire de ce chirurgien parisien, vraie légende du milieu, etc.

Ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance quand d’autres cœurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement, ce qu’est ce cœur, ce qui l’a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l’a étourdi, ce qui l’a fait fondre – l’amour ; ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce qu’il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d’un corps de vingts ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait renvoyer l’écho, en faire voir la joie qui dilate et la tristesse qui resserre, seul le tracé papier d’un électrocardiogramme déroulé depuis le commencement pourrait en signer la forme, en décrire la dépense et l’effort, l’émotion qui précipite, l’énergie prodiguée pour se comprimer près de cent mille fois par jour et faire circuler chaque minute jusqu’à cinq litres de sang, oui, seule cette ligne-là pourrait en donner le récit, en profiler la vie, vie de flux et de reflux, vie de vannes et de clapets, vie de pulsations, quand le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, lui, échappe aux machines, nul ne saurait prétendre le connaître, et cette nuit-là, nuit sans étoiles, alors qu’il gelait à pierre fendre sur l’estuaire et le pays de Caux, alors qu’une houle sans reflets roulait le long des falaises, alors que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures géologiques, il faisait entendre le rythme régulier d’un organe qui se repose, d’un muscle qui lentement se recharge – un pouls probablement inférieur à cinquante battements par minute – quand l’alarme d’un portable s’est déclenchée au pied d’un lit étroit, l’écho d’un sonar inscrivant en bâtonnets luminescents sur l’écran tactile les chiffres 05:50, et quand soudain tout s’est emballé.

Oui, c’est une seule phrase. Je vous rassure que tout le texte n’est pas ainsi mais c’est du même acabit. Un style vraiment hors norme donc, tout en images, métaphores, émotions, descriptions. On s’y fait. Je dirais même qu’on finit par franchement apprécier cette écriture aux frontières floues qui n’y va pas par quatre chemins. Parfois douce, parfois crue, toujours sincère, cette plume enivre et on la suit alors qu’elle retranscrit le parcours de ce cœur qui va connaître une destinée hors du commun.

Je ne sais pas encore si j’ai aimé ou non ce livre. Je ne pense pas le relire un jour, mais je m’imagine très bien l’offrir par contre. Il m’a marqué, c’est certain, il m’a profondément ému et touché. De façon plus terre à terre, j’ai beaucoup aimé en savoir plus sur tout le processus du don d’organe et de la greffe du cœur, c’est vraiment intéressant. Les personnages sont creusés et donnent vraiment du relief, de la profondeur à ce récit. Toutefois, il faut que je sois honnête : par moment, je ne peux pas m’empêcher d’être exaspérée et agacée par ce style qui finit par se regarder lui-même, qui fait des effets de manche et en rajoute souvent à mes yeux. Je suis partisane de plus de simplicité, mais c’est un goût tout personnel.

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Je vous invite à aller voir les chroniques des autres participantes de cette lecture commune de février. Petite Noisette a été gêné par le style si particulier de Maylis de Kerangal bien que le thème du don d’organes l’intéresse beaucoup. Quant à L’Aléthiomètre, elle s’est laissé « emporter par cette lecture ».

Prochaine lecture commune, celle de mars : L’Ombre du Vent de Carlos Ruiz Zafon. N’hésitez pas à vous inscrire 😉

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, aux éditions Folio, 7€70.

Le coeur d’une autre, de Tatiana de Rosnay

C’est sur Twitter que j’ai découvert l’auteure Tatiana de Rosnay (quel nom d’écrivain tout de même ! Ça me rappelle une prof de collège qui s’appelait Mme Subtil, pas mal hein ? Bref.) J’avais déjà croisé ce nom à plusieurs reprises dans les couloirs des librairies, toujours en bonne place sur les rayons. Je me suis dit que je passais peut-être à côté de quelque chose, j’ai donc décidé d’en savoir plus. Et quel meilleur moyen pour cela que de lire un de ses romans ? J’ai choisi Le cœur d’une autre, roman qui a été réédité en poche il y a deux ans. Une belle lecture qui m’incite à découvrir un peu plus l’univers de cette auteur.

Bruce, un quadragénaire solitaire et macho, un peu déprimé sur les bords, mène une vie assez ennuyeuse, papillonnant de femme en femme sans se fixer, sans forcément bien les traiter. Divorcé, il peut encore compter sur son grand fils pour égayer ses semaines. Mais un jour, c’est le choc, il souffre d’une pathologie cardiaque grave, seule une greffe peut le sauver. Mais plus les jours passent, plus il se rapproche de la mort. Heureusement, in extremis, l’opération de la dernière chance a lieu, sa vie est sauvée.

La vie suit son cours, Bruce reprend sa vie. Mais il remarque des changements dans son comportement : soudain il déteste le désordre de son appartement et fait le ménage à fond, il se rachète une garde-robe, toute en rouge Garance. Sa personnalité profonde change : sa façon de considérer les femmes évolue et quand il tombe en pâmoison devant les tableaux d’un maître italien de la Renaissance, Bruce commence à se poser de sérieuses questions. Serait-ce possible que tous ces nouveaux sentiments viennent de ce cœur qui n’est pas le sien ?

Le don d’organe est censé être anonyme, il le sait. Mais il doit savoir. Et quand il découvre que son donneur est une femme, une femme généreuse, passionnée mais aussi secrète, il part à la recherche de ce passé qui est, dans un sens, devenu le sien.

Entre la Toscane ensoleillée et la Suisse enneigée, son enquête va le mener à chercher des réponses concernant une existence qui n’est pas tout à fait la sienne sans lui être étrangère non plus, une vie peuplée de mystères que sa donneuse n’a pas eu le temps de dévoiler. Pour elle, pour son cœur, il part à la recherche de la vérité, quitte à bouleverser quelques vies, en commençant par la sienne.

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Le cœur d’une autre est un roman palpitant (c’est le terme !), passionnant mais aussi très doux et beau. La transformation de Bruce se fait sans brusquerie, et Tatiana de Rosnay a réussi à nous la rendre concrète (cette scène où le personnage redécouvre l’amour…!). L’auteure sait parfaitement équilibrer les dialogues, les scènes de questionnement ou d’action et les descriptions. Le choix d’une narration à la première personne est ici judicieux, voire nécessaire pour être au plus près du ressenti de ce personnage qui vit une situation complètement délirante et magique. Et on y croit avec lui, on veut en savoir plus sur cette femme qui lui a donné son cœur, ce qu’elle était, ce qu’elle a vécu, a-t-elle connu le vrai amour ? A-t-elle déjà été passionnée ? Où a-t-elle vécu ? Qui elle côtoyait ?

Allant au-delà des principes scientifiques, des remarques pragmatiques, Bruce croit en son cœur, fait confiance à celui qui lui à redonner la vie. Ce livre fait se poser beaucoup de questions sur le greffe d’organe, sur la place du cœur, vital, dans notre corps et dans notre âme. C’est vrai que tout cela est intrigant, mais n’est-ce pas également çà, le rôle de la créativité et de l’écriture, de nous interroger ? D’aller toujours plus loin ? Ce qui est sûr, c’est que ce livre met tout le monde face à une évidence : le don d’organe. Le don d’organe permet à notre existence de ne pas être vaine, c’est une raison de vivre, une raison d’espérer, une raison d’être engagé, une façon de ne pas complètement mourir, d’être utile à notre prochain, de sauver quelqu’un de la mort, d’être généreux ou à l’inverse de rester vivant et debout, et reconnaissant envers la personne qui nous a fait ce don.

« Je n’avais pas fermé l’oeil de la nuit. Dans ma poitrine régnait une agitation inconfortable, une kyrielle de turbulences, comme si ce cœur étranger cherchait à s’évader du corps qui le retenait prisonnier. Il vibrait sous ma peau, chargé de secrets, d’un passé que j’ignorais, d’un mystère qui me fascinait. »

Tatiana de Rosnay, Le cœur d’une autre, aux éditions Héloïse d’Ormesson, Le Livre de Poche (31828), 6€60.S

 

Pour en savoir plus sur le don d’organe et avoir une carte de donneur :

http://www.dondorganes.fr/

http://www.france-adot.org/