Soumission, de Michel Houellebecq

J’ai lu mon premier Michel Houellebecq. Depuis longtemps, je voulais au moins lire un de ces livres un jour – c’est un écrivain qui intrigue, personne ne peut dire le contraire. Pour Noël, j’ai donc reçu Soumission, il faisait partie de ma whishlist depuis longtemps, pas vraiment de surprise là-dedans. Verdict : je ne sais pas toujours pas réellement si j’apprécie ou pas la plume de l’auteur, toutefois j’ai globalement plutôt apprécié ma lecture et il se peut que je relise du Houellebecq.

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Vous pensiez cet écrivain pédant et dépressif ? Son style est similaire. Son histoire est originale dans sa forme : on suit un personnage, ancien thésard, universitaire seul et qui s’ennuie, qui vieillit et se morfond de plus en plus. A travers lui, à travers ses rencontres, ses discussions, sa vie parisienne, on suit en parallèle le contexte politique français qui devient très étrange. Des événements, des élections, des décisions… le parti musulman en effet arrive en tête de liste, au coude à coude avec celui de Marine Le Pen. Une France étrange, avec des débats de fond, politiques, moraux, religieux, sociaux. Tout est remis en question, tout change : le chômage, les études, le mariage… Chaque aspect de la vie telle que nous l’avons connue tout doucement, inexorablement, se modifie. C’est scotchant de voir à quel point ces transformations dans l’univers de Houellebecq semblent inévitables, si bien qu’on se prend à les imaginer dans notre France à nous – je ne dis pas que ce serait bien ou pas, je n’ai pas d’avis là-dessus, ce n’est que de la fiction.

Il faut toutefois avouer que j’ai trouvé que des pans entiers ont été ignorés et rendent à mes yeux cette histoire moins crédible, comme le féminisme qu’on a caché sous le tapis, l’utilisation du black-out médiatique qui me semble irréaliste… J’ai toutefois apprécié voir ça par la prisme du monde universitaire : la fac, c’est tout un pan de ma vie que je chéris de tout mon cœur, les études littéraires aussi, donc forcément ça m’a touchée – mais je reconnais que ça peut en agacer certains de voir Houellebecq réduire cela aux maîtres de conférences et à la Sorbonne.

Après lecture, je trouve le titre très bien choisi, et il aurait été bon que l’auteur soit aussi concis dans son récit. Il mâche le rythme du temps un peu n’importe comment, on est perdu. Il écrit de longs et interminables paragraphes qui peuvent en endormir certains, même si cela est contrebalancé par des personnages étrangement attachants et des dialogues utiles. Honnêtement, l’auteur aime bien se regarder écrire et souvent on a l’impression que les lecteurs, il s’en fiche, ou alors il veut juste les impressionner (pour être polie). Bizarrement, j’ai quand même apprécié cette lecture. A mon plus grand étonnement, le sujet m’a intéressée et je voulais connaître la fin de l’histoire. Certaines scènes ou considérations m’ont profondément ennuyée – la relation au corps, à l’alcool, au sexe – et n’ajoutaient rien du tout à l’histoire ; j’ai préféré les scènes de dialogues autour de la politique. Je dois avouer également que l’auteur sait planter en quelques mots les décors de ses scènes et c’est assez agréable.

Assurément, il faut réussir à entrer de ce texte, qui n’a pas la plus aguicheuse des introductions… Le style de l’auteur peut en rebuter ou ennuyer certains, sans compter qu’on a du mal à se détacher de notre opinion sur Michel Houellebecq en se lançant dans cette lecture. Je ne peux que vous conseiller de vous détacher de l’auteur, ignorez-le et persévérer au moins une dizaine de pages avant d’abandonner, s’il-vous-plaît. C’est un livre différent des autres romans et, on ne sait jamais, il vous plaira peut-être.

Michel Houellebecq, Soumission, aux éditions J’ai lu, 8€40.

La Promesse de l’aube, de Romain Gary

Je n’ai pas tout lu, c’est évident. Certains auteurs célébrissimes, des monstres de la littérature française me sont encore inconnus. Parmi eux, il y avait Romain Gary. Les aléas de la vie ont fait qu’avant 2015 je n’avais encore jamais lu cet écrivain, quand bien même il m’intéressait. Je dois vous avouer que j’ai toujours été amusée par sa mystification littéraire : quand il s’est dédoublé pour être à la fois Romain Gary et Emile Ajar, quand il a donc reçu le prix Goncourt à deux reprises pour chacune de ses identités, et quand on a fini par découvrir cela, mais seulement après sa mort.

Il se trouve que je suis tombée dessus par hasard au travail, et cette ancienne curiosité est remontée. En ce moment, j’ai assez de temps pour lire, alors je ne pouvais plus reculer. Pour une première rencontre, j’ai choisi La Promesse de l’aube. Un roman à part dans la bibliographie de Romain Gary, car c’est aussi une auto-biographie, avec quelques écarts subjectifs peut-être, des oublis, mais cela retrace assez bien la jeunesse de l’écrivain vu par lui-même des dizaines d’années plus tard. Il raconte d’ailleurs comment il a commencé très tôt à chercher des pseudonymes (sans jamais citer celui qui fut le plus célèbre) :

Depuis six mois, je passais des heures entières chaque jour à « essayer » des pseudonymes. Je les calligraphiais à l’encre rouge dans un cahier spécial. Ce matin même, j’avais fixé mon choix sur « Hubert de la Vallée », mais une demi-heure plus tard je cédais au charme nostalgique de « Romain de Roncevaux ». Mon vrai prénom, Romain, me paraissait assez satisfaisant. Malheureusement, il y avait déjà Romain Rolland, et je n’étais disposé à partager ma gloire avec personne. Tout cela était bien difficile. L’ennui, avec un pseudonyme, c’est qu’il ne peut jamais exprimer tout ce que vous sentez en vous. J’en arrivais presque à conclure qu’un pseudonyme ne suffisait pas, comme moyen d’expression littéraire, et qu’il fallait encore écrire des livres.

La Promesse de l’aube, c’est l’histoire d’une mère ambitieuse et d’un fils qui fera tout pour la combler. Cela débute en Russie, mais la seule patrie visée et aimée, c’est la France. Et pour l’atteindre, il faut se distinguer par tous les moyens, toutefois les plus nobles sont ceux à privilégier : l’œuvre littéraire, les faits de guerre, la diplomatie.

Ce roman, c’est la quintessence de l’amour filial, c’est l’aboutissement extrême de l’adoration maternelle. C’est un témoignage poignant et doux, l’hommage d’un fils pour sa mère chérie.

L’histoire en elle-même, ce n’est presque pas important, elle retrace tous les moyens mis en œuvre à travers la Russie, la Pologne, la France, les territoires alliés pour qu’un petit garçon devienne un homme, toujours sous le regard, même lointain, de sa maman. C’est comment Roman Kacew devient Romain Gary, diplomate français et écrivain célèbre. Il nous raconte comment sa mère tombait en dévotion devant ses yeux clairs tournés vers la lumière, comment il poursuivait son rêve d’écriture dans des conditions loin d’être idéales, comment il a tout fait pour devenir Français alors que sa naturalisation récente le freinait, comment il s’est battu dans des avions pendant la guerre, et comment il y a perdu tous ses camarades.

Je ne peux pas vraiment en dire plus, car rien ne peut résumer les mots de Gary. Je ne regrette pas d’avoir attendu un peu avant de le lire, de ne pas avoir fondu dessus à l’adolescence. Car un peu de maturité pour comprendre ce livre permet de le voir dans toute sa profondeur et son génie.

On me répète que cette œuvre-là s’éloigne des autres livres de Gary, j’imagine donc que je ne suis pas au bout de mes surprises.

Romain Gary, La Promesse de l’aube, folio (373), 8€.

Chanson française, de Sophie Létourneau

Je vais vous parler d’un petit roman québécois, parce que j’adore les maisons d’éditions québécoises  et leur littérature-monde, mais bizarrement, je vous fais rarement partager ce plaisir. Pourtant, j’ai l’occasion d’en lire, surtout depuis que je suis lectrice pour le comité français du Prix des Cinq Continents impulsé par l’Organisation internationale de la Francophonie. Donc pour commencer ce petit challenge personnel d’article pro-québécois, commençons par Chanson française de Sophie Létourneau de cette maison d’édition que j’adore mais que j’ai trop rarement l’occasion de rencontrer au cours de mes lectures : Le Quartanier.

 

Nous sommes au Canada. Un Français, Christophe Keller croise une Québécoise, Béatrice Chevreau. A Montréal l’amour naît. Mais Béatrice veut plus de France, et cette enseignante s’engage pour un échange d’un an à Paris. Un malentendu, une dispute l’éloigne de celui avec qui elle voulait partager sa vie, situation d’autant plus triste que c’était également la volonté de Christophe. Peur de l’engagement, distance et découverte, sa vie parisienne lui réserve quelques surprises, des rencontres, enfin une rencontre surtout, avec un peu de drague au début, de sexe au milieu et de romance tout du long. On peut renaître en amour comme on renaît à la vie, mais cette nouvelle glace sur laquelle on patine est fragile. La vie de l’héroïne prend des tournants, mais de là à savoir si ce sont les bons, s’il faut y aller à toute berzingue ou au contraire ralentir, les quatre fers solidement plantés dans le sol… Le chemin est tortueux !

Chanson française, c’est plutôt une ritournelle d’amour qui finit en point d’interrogation. C’est les histoires de cœur, les doutes et les accomplissements d’une femme qui navigue entre deux continents – c’est d’ailleurs dommage que cette thématique francophone ne soit pas plus exploitée. A travers les saisons, on suit l’évolution de la vie de Béatrice autour de laquelle gravitent d’autres visages, d’autres personnages. C’est un roman à l’écriture légère mais qui ne manque pas de qualités. Limpide comme la neige immaculée, mais chaude comme une baguette sortant du four. On accompagne volontiers ces figures romanesques, chacune d’elle est accessible sans qu’il n’y ait besoin de vraies analyses psychologiques poussées, ce qui est plutôt agréable.

Toutefois, on pourrait reprocher à ce livre son manque de profondeur : il survole avec un peu trop de facilité des passages à vide, des remises en question. On a l’impression que l’auteure attend que son histoire se fasse et n’en relate que quelques faits. C’est un roman court qui heureusement ne s’arrête pas aux histoires de couple : il y a aussi cette sœur trop enthousiaste, cette mère presque dictatrice… Mais cela ne suffit pas à en faire un livre inoubliable. Un roman charmant mais dont je ne dirais pas qu’il est « à découvrir absolument ».

 

Sophie Létourneau, Chanson française, éditions Le Quartanier, 18€.

NaNoWriMo 2013

Parce que je ne fais pas que lire…

J’ai fait le pari un peu fou d’écrire. J’ai plusieurs projets, mais je ne termine jamais ce que je commence, je me trouve toujours de mauvaises excuses. Alors pour me donner le coup de pied aux fesses dont j’ai besoin, je me suis inscrite au NaNoWriMo 2013.

Ce truc un peu dingue, je l’ai découvert il y a trois ou quatre ans, mais je n’ai encore eu jamais le cran d’y participer. Cette année, je me lance.

Le but ? Ecrire 50 000 mots (mots, pas signes, MOTS !!!) pendant le mois de novembre. On ne dispose pas de plus de temps, interdit de commencer plus tôt, sauf quelques notes préparatoires. L’objectif est bien d’écrire de la fiction : roman mais aussi recueil de nouvelles sur le même thème.

Pour venir écrire avec moi et les milliers d’autres nanoteurs de toutes les nationalités, allez directement sur le site officiel de NaNoWriMo. C’est un anglais, mais même moi qui n’en baragouine que deux mots a pu y arriver ! On se donne rendez-vous sur le forum français du site, mon pseudo est toujours le même : La Critiquante. Sinon, pour les toulousains, on se verra lors de quelques write-in (sessions d’écriture en groupe) ! Pour avoir des infos dans notre langue, le site des participants français est bien fait.

Souhaitez-moi bonne chance !

La Rivière contrariée, de Géry de Pierpont

Il y a trois semaines, en ouvrant ma boîte aux lettres, j’ai découvert une grosse enveloppe, bien épaisse et bien lourde. J’avais déjà deviné ce que c’était : La Rivière contrariée de Géry de Pierpont. En effet, j’avais rencontré l’auteur sur Twitter qui m’avait proposé son roman, et comme je suis toujours à l’affût de découverte littéraire, j’ai bien sûr dit oui !

Tout d’abord, petit point pratique. Ce roman est une réédition puisque la première fois qu’il vit le jour, c’était en 1999. Le livre que j’ai près de moi en vous écrivant est une deuxième édition auto-éditée, ce qui est vraiment une première pour moi. Malheureusement, j’aurais aimé ne pas devoir le dire, mais, on le sent. Enfin, disons, on le perçoit.

Je pense à vous, amateurs ou professionnels de la correction car il y a une faute qui galope sur toutes les pages de ce livre, elle joue à cache-cache et elle a franchement parasitée ma lecture, non ce n’est pas les quelques coquilles et mots oubliés, non ce n’est pas ce petit souci de majuscules et de noms propres, ce n’est pas non plus ces petites incohérences de présentation de dialogues, c’est… l’apostrophe ! Ce que trop peu de gens savent mais ce qu’un correcteur apprend en premier, c’est qu’il y en a deux : la typographique, c’est-à-dire la belle, la vraie, tout en diagonale, avec un joli rond et une jolie houppette, et la mécanique, la dure, la froide, la frustre, sorte de goutte sans vie qui vient plomber verticalement la page. Alors sur internet, on s’en fiche, mais dans un « vrai » livre, imprimé en plus, là, pas d’échappatoire, il faut l’apostrophe typographique. Pour mieux, vous représenter la différence, regardez plutôt :

(Petite astuce, je pense notamment aux profs : quand vous voyez dans un texte une partie en mécanique, une partie en topographique, en général, il y a de bonnes chances pour que la première ait été copiée d’internet!) Voilà, cela peut vous sembler ne pas être grand chose, mais j’ai su dès le début en lisant la quatrième de couverture qui en ait bombardée, que ce livre et moi, sur ce point, ça allait être la guerre. Mais je sais faire la part des choses, je peux comprendre qu’un livre auto-édité ne soit pas passé entre les mains d’un correcteur professionnel (non, mais, voilà, imaginez ma frustration à chaque page de voir cette petite virgule plate me narguer de toute sa hauteur…), donc maintenant, je vais vous parler du reste, c’est-à-dire de l’histoire, de la narration, des personnages, et tout de suite, je suis beaucoup plus gentille !

La Rivière contrariée, qu’est-ce que c’est que ça ? Un projet ambitieux sans aucun doute : à travers ses pages, Géry de Pierpont, nous emmène au plus profond des Ardennes, en 1831, juste après la Révolution belge. Ulysse de Longchamps est envoyé par la Société Générale vérifier l’avancée de travaux pharaoniques, financés par le roi Guillaume d’Orange. Il s’agit de faire rejoindre la Meuse et la Moselle par un canal sur l’Ourthe, mais pour ça, il faut franchir un immense massif rocheux. La solution des experts : construire un tunnel pour bateaux à soixante mètres de la surface, tout simplement. Malheureusement, les nouvelles se font rares et Ulysse est chargé d’aller prendre des nouvelles dans cet endroit reculé souffrant de la famine.

Mais tout ne va pas se passer comme prévu. Au son des explosions journalières pour faire avancer le tunnel, Ulysse va se rendre compte qu’un étrange individu habillé de noir rôde en permanence près de lui. Sûrement une rencontre de mauvaise augure qui lui fait craindre le pire. Dans cette campagne des Ardennes, l’envoyé de la Société générale devra élucider les mystères liés à la très importante affaire du canal de Meuse et Moselle, car beaucoup d’argent et d’enjeux lui sont attachés.

Un roman fictif qui s’appuie de tout son poids sur l’Histoire (et donc sur de nombreuses recherches très poussées effectuées par l’auteur) c’est l’idéal pour découvrir cette aventure hors du commun dont je n’aurai pas eu vent autrement. Il y a de l’action, de nombreux personnages très différents les uns des les autres (la jeune paysanne timide, un Ulysse qui paie pas de mine, l’ouvrier en colère…) et surtout beaucoup, beaucoup de dialogues, une vraie nécessité pour donner de la vie à tout ça.

La première partie du roman est assez lourde car elle est remplie, et même submergée sous les informations historiques, géographiques, topographiques. Je comprends, il faut bien placer le décor, mais je dois avouer que j’ai eu un peu la nausée… Surtout que j’ai un handicap : de toute l’histoire de l’Europe, la Révolution belge, les orangistes, le Grand Duché… tout ça, et bien c’est ce que je connais le moins, pour ne pas dire pas du tout. Et sincèrement, pour une néophyte comme moi, ce pan de l’Histoire paraît très complexe, donc je vous avoue que sur ce point, je n’ai vraiment pas tout suivi. Pourtant, l’auteur essaie de tout nous expliquer, mais rien à faire, trop compliqué pour moi, en tout cas dans un roman. Saluez mon habitude à baisser les bras trop rapidement quand quelque chose m’échappe et que rien ne m’oblige à le rattraper.

Toutefois, cela n’empêche pas de suivre la narration et à partir du milieu du roman, c’est que du bonheur, entre les sabotages, les histoires de cœur, les secrets, les vols… Une vraie histoire d’action que les dialogues rendent très vivante. J’ai seulement regretté le manque de profondeur psychologique des personnages, notamment pour Ulysse qui est pourtant notre héros : certes, on rentre dans sa vie privée, mais pas « dans sa tête », ça ne reste qu’en surface malgré quelques essais. Bon, je dis ça, mais pendant la lecture, on n’a pas le temps de s’en rendre compte, c’est qu’il faut suivre cette écriture qui va vite sans nous attendre. Les événements s’enchaînent, heureusement ils sont très bien structurés en chapitre, ce qui nous permet de suivre sans nous essouffler, et de s’y retrouver facilement.

  

Pour conclure, je ne reviendrai pas sur cette histoire d’apostrophe qui m’a un peu traumatisée (ah, ça a fait resurgir de vielles obsessions de correction), pour plutôt vous conseiller la lecture de cette œuvre hors du commun. Je suis très heureuse d’avoir voyager dans les Ardennes grâce à ce projet de tunnel un peu fou, en compagnie d’un personnage au prénom atypique. Hormis quelques moments de mise au point historique qui m’ont semblé un peu long, c’est un livre prenant, il faut juste accepter de se laisser embarquer dans ces péripéties uniques ! Une belle aventure industrielle mise à mal par le climat post-révolutionnel.

Géry de Pierpont, La Rivière Contrariée, auto-édition, 14€99 version papier et 4€99 version électronique. Pour acheter, c’est par ici.

 

Deux étrangers, d’Emilie Frèche

Ce livre, c’est grâce à Twitter que j’en ai pris connaissance : son auteur, Emilie Frèche, y était sans cesse félicitée par la communauté bloguesque littéraire pour son dernier roman, Deux étrangers, qui obtint même le prix Orange. Alors, le jour où je l’ai vu apparaître dans les rayons de ma médiathèque, je ne me suis pas trop posé de questions : hop ! Sans même savoir de quoi il parlait, je l’embarquais.

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Deux étrangers, c’est l’histoire d’un père et de sa fille Élise. Drôle de coïncidence, je finis de le lire juste avant la fête des pères ! Alors qu’Élise regarde son couple faire naufrage, elle reçoit un appel de cet homme avec qui elle n’a plus eu de contact depuis sept ans. Il lui demande, ordonne même, de venir le voir à Marrakech, où il habite, avant la fin du mois. Sans vraiment savoir pourquoi, la jeune femme grimpe dans l’ancienne Renault 5, héritage chéri de sa mère bien-aimée, et se dirige vers le Sud dès le lendemain.

Ce voyage presque automatique la conduira à tirer sur le fil de leur histoire, l’amour d’un père et d’une fille qui s’est très étiolé pour devenir de la peur, des menaces. Une figure d’homme presque tyrannique, qui ne dépassait jamais les limites légales, mais qui n’avait pas besoin de ça pour faire du mal, et pour être détesté. Après coup, Élise cherche des réponses dans son enfance, son adolescence mais aussi dans le passé foisonnant de son père, français né en Algérie, juif qui se réclame d’ascendance espagnole, un riche de l’immobilier qui a fait changé son nom « Benhamou » en « Amour ».

Les souvenirs se succèdent : des moments d’humiliation, des moments de grande colère et de rage, des moments de souffrance tue. Ces humiliations ont blessé leur amour jusqu’à le rompre. Père et fille sont devenus des étrangers jusqu’à leur ultime séparation à la mort de la mère d’Élise. Alors qu’elle tente de redresser la barre de son histoire d’amour avec Simon avec grande difficulté, la jeune femme se dirige avec beaucoup d’émotion, un mélange d’impatience et de peur, vers des retrouvailles qu’elle pensait impossibles. Qu’importe que le temps et les déchirures soient passés par là, la famille, les liens du sang ne peuvent pas s’effacer et sont ancrés en nous comme autant de cicatrices, une force d’attachement immuable.

J’ai aimé ce livre : il ne se prend pas pour plus haut qu’il n’est, il est à hauteur d’hommes et c’est suffisant pour voir à quel point nos caractères et nos sentiments peuvent être tordus, injustes, complexes, contradictoires. Il est très touchant, sensible : Emilie Frèche a su trouvé les mots justes pour évoquer ce passé qui fait mal et cette angoisse de l’avenir. Ce roman ne tombe jamais dans le pathétique, il effleure avec doigté et émotion l’amour et ses méandres, il enchaîne avec aisance les souvenirs, les disputes, les bons et les mauvais moments qui ont jalonné cette vie. Elise est une héroïne qui garde tout son honneur alors qu’elle est abattue par l’avenir de son couple et ce rappel trop vivace de sa jeunesse gâchée. Avec humour, elle comprend mieux son attachement presque ridicule envers cette vieille voiture, un débris, qui représente peut-être les seules étincelles de bonheur de l’époque où elle vivait encore chez ses parents. Et petit à petit, elle comprend pourquoi ce voyage si long en Renault 5 depuis Paris lui était une nécessité.

Je pense qu’il n’y a pas grand chose d’autre à rajouter : l’écriture est somptueuse, le style doux mais jamais on ne s’ennuie. On vibre au même rythme que l’héroïne et on parcoure ces kilomètres dans le même état d’esprit bouleversé qu’elle. Peut-être une petite déception sur la fin, pas que je sois déçu de la tournure que prennent les choses mais j’aurais aimé en savoir plus, au moins en apprendre davantage sur le ressentiment d’Élise. Mais en dehors de ce détail, Deux étrangers est vraiment un livre formidable que je vous conseille de tout cœur !

Emilie Frèche, Deux étrangers, aux éditions Actes Sud, 21€00.

Charly 9, de Jean Teulé

J’aime beaucoup les romans historiques, même s’il est vrai que quantitativement parlant, ils sont peu nombreux dans mes lectures. Le dernier en date, c’était La nuit la neige de Claude Pujade-Renaud, que j’avais adoré. Mais j’ai voulu un peu changé cette fois-ci en choisissant un auteur que j’ai beaucoup apprécié dans le passé (même s’il ne figure pas encore sur ce blog) et qui aime beaucoup les romans biographiques : il s’agit de Jean Teulé. Il sort en 2011 Charly 9, récit pseudo-historique de la vie de Charles IX, roi de France, du moment où il signe le massacre de la Saint-Barthélemy à sa mort, à 23 ans.

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Je dis « pseudo-historique » parce qu’il faut se l’avouer que c’est une vision très tranchée du jeune roi et que pas mal de choses écrites dans ce roman ne sont pas historiquement vraies. Mais j’ai personnellement décidé de prendre au pied de la lettre le mot « roman » écrit sur la couverture et de ne pas m’outrer pour ces incartades biographiques qui en ont fâché plus d’un avec Teulé. Ne prenez donc pas ce livre pour argent comptant, au pied de la lettre : c’est avant toute chose une fiction, inspirée de faits réels certes, mais une fiction quand même.

Donc, résumons un peu de l’histoire (avec un h minuscule). On y parle de Charles, enfin Charly, jeune roi, qui aurait préféré que son aîné ne meurt pas et qu’il ne se retrouve pas, lui, à devoir gouverner. Il a 22 ans quand le récit débute. Nous sommes en été et la France est agitée par les rivalités entre protestants et catholiques. Les ministres du roi et son imposante mère, Catherine de Médicis, demande, conjure, ordonne Charly de signer cet ordre qui donnera la mort à quelques 200 nobles huguenots. Gentil garçon, il obéit, même si savoir qu’il sera responsable de ces vies gâchées ne lui plaît pas vraiment. Mais ce seront des milliers de personnes qui périront à la Saint-Barthélemy, ensanglantant la Seine.

Et le massacre se poursuit dans toute la France. Et Charly ne supporte pas d’avoir toutes ces morts sur la conscience. D’une santé plutôt fragile, il commence à avoir des hallucinations, il fait des cauchemars. Sa passion de la chasse devient une passion de la mort. Devant les problèmes de royaume (famine, faillite, révolte, complot) il doit se réfugier dans ses châteaux : il se met alors à chasser perdreaux et lapins chez sa maîtresse ou dans le Louvre, démolissant tout à son passage, meubles ou serviteurs. Appliquant souvent une politique de l’autruche, Charly sombre dans la démence, besognant sur sa maîtresse, faisant sonner son cor constamment, s’irritant contre l’œil bleu d’un cerf sur une de ses tapisseries.

Aux croyances populaires se mélange la métaphore : exténué, à bout de force, Charly 9 se met à transpirer du sang. Chaque pore de sa peau rejette celui des protestants qu’il a abattu. Il sait sa mort proche, mais autour de lui c’est avant tout les soucis de sa succession qui prédominent. Il meurt en roi maudit, sûrement haï par ses congénères, seul et fou.

J’ai beaucoup aimé le traitement, assez caricatural je dois l’avouer, des personnages secondaires (même si historiquement non recevables) : la reine-mère qui fait autorité, le frère Henri, putain fardée et chouchou de Catherine de Médicis, la sœur Marguerite de Valois un peu dérangée sur les bords quand on touche à ses amants, la reine Elisabeth d’Autriche aimante et discrète, Rimbaud et sa Franciade. Même si Charles IX est le cœur du roman, on ne peut s’empêcher de remarquer que tous sont touchés plus ou moins profondément par les malheurs de la France et peuvent même sombrer dans une douce folie : Catherine de Médicis devient la femme la plus superstitieuse de France, Henri duc d’Anjou aime bien le vaudou, le plus jeune des frères tombent dans les conspirations, Marguerite de Valois se promène avec une tête baignant dans l’alcool… Chacun a ses vices et les forces du pouvoir n’épargnent personne.

Charly 9 est un personnage attachant : on le sent trop immature pour gouverner au début du livre, plein de tendresse pour son peuple qu’il veut épargner, préférant les infusions au vin, les grands espaces au Louvre. Mais ce massacre des protestants et les guerres de religion vont bouleverser sa vie. Tout ce qu’il entreprendra par la suite pour se réconcilier avec la France, même si ça part d’un bon sentiment, est soit insensé et dicté par la folie, soit une très très mauvaise idée. Comme dit la quatrième de couverture, c’est dommage qu’un roi ayant pourtant « un bon fond », qui aurait pu être un bon souverain si on lui en avait laissé le temps et l’occasion finisse ainsi. Littéralement rongé par le remords, ces victimes refont surface à même sa peau, l’affaiblissant chaque jour un peu plus. Une agonie très belle dans cet ouvrage, lente, douloureuse mais dans un sens libératoire peut-être. Paraissant le double de son âge, il disparaît presque avec résignation, dans l’attente impatiente de son entourage.

Charly 9 a été, pour moi, un bon roman, et même un bon roman historique dans le sens où j’ai par la suite voulu en savoir plus sur ce roi et sa courte vie, par mes propres moyens, auprès de sources historiques de confiance. C’est sûr que ce personnage se prêtait bien à l’écriture d’un roman : une existence chargée de décisions terriblement importantes, entourés de beaucoup des représentants les plus connus de la monarchie française, un mort discrète. Je regrette juste que la majeure partie du récit soit constitué de dialogues : rien de mieux pour nous immerger à cette époque grâce à une langue assez travaillée, mais j’ai quand même trouvé l’écriture un peu « tarabiscotée » pour une narration pourtant simple. Bref, il y a du bon comme du mauvais dans cet ouvrage qui ne figurera pas dans mes coups de cœur, mais restera tout de même un bon moment de lecture.

Jean Teulé, Charly 9, aux éditions Julliard, 19€50.

Les Onze, de Pierre Michon

« Vous les voyez, Monsieur ? Tous les onze, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Invariables et droits. Les Commisaires. Le Grand Comité de la Grande Terreur. Quatre mètres virgule trente sur trois, un peu moins de trois. Le tableau de ventôse. Le tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance extraordinaire de l’Histoire et celle de Corentin. On frémit comme si on était soi-même dans la poche de la chance. (…) Le tableau fait d’hommes, dans cette époque où les tableaux étaient faits de Vertus. Le très simple tableau sans l’ombre d’une complication abstraite. Le tableau que commandèrent sur un coup de tête et peut-être dans l’ivresse, les enragés de l’Hôtel de Ville, la Commune, les féroces enfants à grandes piques (…). On a du mal à les saisir tous à la fois dans le même regard maintenant, avec ces reflets sur la vitre derrière quoi on les a mis au Louvre. A l’épreuve des balles, à l’épreuve des souffles des dix mille hommes de toute la terre qui les voient chaque jour. Mais ils sont là. Invariables et droits. »

Je me suis lancée il y a quelques jours dans une grande investigation littéraire : l’oeuvre de Pierre Michon. Je me devais de partager cela avec vous et donc, j’ai décidé de parler dans cet article d’un de ses meilleurs livres, l’un des plus abordables et agréables à mon goût : Les Onze (j’ai toujours envie d’écrire Les Onzes, honte à moi), Grand Prix du roman de l’Académie française en 2009.

La plupart des oeuvres de Pierre Michon a été publié aux éditions Verdier. Cet auteur, né en 1945, a très vite été remarqué pour son style travaillé et la langue très recherchée qu’il met en oeuvre dans ses livres. Ce dernier point est indéniable et bien visible à chaque lecture, toutefois, même malgré cela, ou peut-être à cause de cela, j’ai du mal à me faire à l’écriture de Pierre Michon. Les Onze n’est pas le premier (ni le dernier) livre que j’ai lu de lui, et malgré toutes mes lectures, j’ai encore du mal à m’immerger dans ce style que je trouve pourtant remarquable. Imaginez ma frustration ! Je dois être incompatible avec la langue michonienne malgré mes efforts pour la comprendre.

Donc Les Onze. Cet écrit résulte du travail d’un historien de l’art qui veut retracer l’histoire de ce splendide tableau exposé au Louvre, d’une façon peut-être moins conventionnelle que d’habitude, mais tout aussi sérieuse qu’une vrai travail d’universitaire. Cette oeuvre d’art a été peinte par le célèbre François-Elie Corentin, à la suite d’une commande sous le temps de la Terreur et met en avant les onze membres du Comité de Salut public de 1794, Robespierre en tête. Quelles ont été les conditions de cette commande ? Qui en a fait la demande ? Et qui est ce Corentin, ce « Tiepolo de la Terreur », comment a-t-il vécu, grandi ? L’auteur s’attache à nous représenter avec soin les scènes en question, les liens forts entre le peintre, sa mère et sa grand-mère, la description de ce splendide tableau. Un véritable travail de fourmi, de maître, d’historien.

Mais voilà, même si le cadre d’action est bien réel, l’oeuvre et le peintre en les_onzequestion sont des purs produits de l’imagination de Pierre Michon. A la première sortie de cette oeuvre, des lecteurs non avertis ont réellement cru à l’existence de cette peinture et de son géniteur : c’est dire la puissance d’évocation et le génie mis en oeuvre ici. L’auteur a réussi à faire pleinement vivre dans son livre des éléments de son imagination. L’imposture, le mensonge réussi ne tient qu’aux détails, et cela, l’écrivain l’a bien compris, en use et re-use pour créer ici de tout pièce une vie, une oeuvre qui reflète l’importance de la peinture et des autres arts pour Pierre Michon.

C’est un tour de force qu’a réalisé ici cet auteur mais avec un brio et une confiance en soi époustouflants ! L’écriture est passionnée et soignée, Pierre Michon bichonne ses lecteurs lors de ce faux-vrai récit historique. On en vient presque à vouloir qu’une telle oeuvre, derrière laquelle se cachent de tels hommes, une telle aventure, existe réellement.

Le Passage, de Jean Reverzy

Mes études m’ont amené cette année à réfléchir sur les relations qui mêlent littérature et médecine, notamment à travers l’oeuvre de Marie Didier ( et). Je me suis également penchée sur un autre auteur, médecin généraliste à Lyon : Jean Reverzy, décédé en 1959. J’ai choisi de partager avec vous son premier roman, sûrement le plus connu, Le Passage, qui a obtenu le prix Renaudot en 1954.

le-passage-jean-reverzy-9782020297714Dans ce livre sont mêlés des souvenirs exotiques, une fatalité évidente, et une description crue du monde médical. Le narrateur nous raconte le retour d’un vieil ami, rencontré en Polynésie. Celui-ci rentre en France « pour mourir ». Avec lui une vahiné sur le déclin et un foie bien mal en point. Il s’appelle Palabaud et est atteint d’une cirrhose  bien qu’il ne soit pas alcoolique. A travers lui, c’est toute une vie en Polynésie qui renaît : la mer tant recherchée, la boue d’une île pas si paradisiaque que ça, les moeurs des aborigènes, les habitudes des Européens, la médecine d’Outre-Mer, etc. Mais en parallèle, le narrateur évoque les quelques mois de répit passés dans un hôtel lyonnais, face à sa propre déchéance, sa propre décrépitude. Sans s’apitoyer, Palabaud n’a pas d’espoir de guérison, il attend, presque avec patience, la mort longue à venir alors que ses joues se creusent, que ses côtes saillent. Son ami-narrateur, médecin, nous raconte les quelques menues mesures qu’il peut prendre pour alléger la douleur d’une existence en train de s’éteindre mais aussi sa relation désabusée avec ses patients et des couloirs d’hôpitaux trop fréquentés.
C’est un double voyage qu’opère ici l’auteur, à la fois un périple dans les îles polynésiennes mais aussi le compte-rendu d’une vie sur le déclin, sous le joug nécessaire du temps qui annihile toute volonté. On pourrait penser que ce dernier thème a été traité dans la littérature au point d’en enlever toute la substance, toutefois Reverzy a réussi ici a renouvelé son traitement, à travers une narration originale mais surtout un personnage hors du commun, à la fois attachant et source de pitié. Des mots simples mais une recherche dans le lexique bien mené nous offre une lecture à la hauteur de nos attentes. A la fois divertissante mais aussi touchante, l’auteur a réussi le pari d’allier originalité et sensibilité.

Je suis partagée après avoir fini ce roman, pas sur ces qualités littéraires bien sûr (c’est admirablement bien écrit) mais je n’arrive pas à me décider s’il dégage un pessimisme permanent de notre vie éphémère ou au contraire l’optimisme d’un homme qui n’a pas peur de la mort. C’est sûrement le mélange des deux qui fait toute la grandeur du personnage de Palabaud, le narrateur étant un peu trop fataliste pour me plaire. Palabaud a la conscience tranquille de sa mort prochaine, il finit doucement sa vie, peut-être pas de la meilleure manière qui soit, mais d’une façon qu’il a choisi, qu’il pense être la meilleure. De bonne grâce, dans un dernier sursaut d’espérance mais avant tout pour faire « comme tout le monde », Palabaud se plie à la demande de ses amis qui veulent qu’il consulte des médecins. Même si à chaque fois, le personnage répète les mêmes choses, le médecin ausculte de la même façon, les choses arrivent au même point, la médecine lui donne l’impression d’être moins seul et de ne pas mourrir pour rien. C’est un interlocuteur comme un autre, ce sera le témoin de sa mort.
C’est un beau livre, simple, divertissant et surprenant, avec lui vous passerez à coup sûr un très bon moment de lecture.

Pour les afficionados de Twitter, vous pouvez me retrouver sur le réseau qui gazouille : @lacritiquante

Editeurs, auteurs, je me ferais une joie de découvrir et chroniquer vos oeuvres, joignez-moi à mon adresse mail : lacritiquante@gmail.com

Et à tous, rendez-vous dès le 20 décembre, je vous réserve une petite surprise pour vous faire patienter jusqu’à Noël !

Des hommes, de Laurent Mauvignier

J’ai la chance cette année d’étudier de la littérature très contemporaine : comprenez que la plupart des auteurs en question sont encore vivants. Tout ça pour voir un peu ce qui se fait aujourd’hui, quels nouveaux styles inégalables ont pointé le bout de leur nez, quel auteur mérite d’être connu ou, à l’inverse, ne mérite pas sa gloire. On m’a donc proposé de lire du Mauvignier. Ce qui est bien avec les auteurs très contemporains, c’est que pour la plupart, peu de choses ont été écrites à leur propos. Pour une fois pas d’études, pas de longues tirades universitaires sur leur écriture, leurs thèmes fétiches, leur utilisation des adverbes ou de la ponctuation, bla, bla, bla. Alors quand vient le moment de le travailler en classe, on se sent un peu comme une troupe d’explorateurs visitant un territoire vierge. Toutes les interprétations sont possibles puisqu’aucune n’a été encore érigée en sacro-sainte vérité. Mais c’est surtout le plaisir de savourer, dans une sorte de jeu, cette sensation de vraiment se pencher sur une écriture, forcément unique, de la décortiquer pour mieux la découvrir qui rend toute cette aventure si vivante.

Je dois l’admettre : jamais avant je n’avais lu du Laurent Mauvignier. En fait, son nom m’était même inconnu. J’ai (j’avais) souvent la mauvaise habitude, avant d’entrer dans ce master si particulier, de me complaire dans les sentiers balisés et sécurisés des classiques ou des best-sellers. Peu de risques d’être désarçonnés (coucou Pascal Quignard !). Mais c’est avec plaisir (bien qu’un peu d’appréhension au début quand même) que j’ai lu Des Hommes, roman de Mauvignier donc, publié en 2009.

C’est un roman grave et profond, qui donne à réfléchir. Solange fête ses 60 ans. Tout aurait pu se passer au mieux mais son frère, Bernard, a décidé de faire des siennes. Ce n’est pas un caprice banal mais le reflet d’une véritable crise intérieure qui agite cet ancien soldat de la guerre d’Algérie. Ces événements vont amener Rabut son cousin a se remémorer lui aussi des mois passés dans la poussière et la chaleur maghrébines. La nuit est propice aux souvenirs qui affluent par vague à la surface, des souvenirs qu’il avait pourtant réussi à enfouir. On ne sort jamais tout à fait indemne d’un tel événement et la guerre d’Algérie a laissé des cicatrices encore rouges de douleur. Comment vivre quand on est littéralement rongé par ces images de mort et de souffrance, comment dépasser cet obstacle quand le monde autour de vous préfère oublier ce moment peut glorieux de l’Histoire française ?

C’est une livre à la fois abrupt et sensible qui nous plonge dans ce qu’il y a de plus noir, sans tentative de rationalisation, sans pathos mal placé. L’écriture de Mauvignier est complètement déroutante, autant que peuvent l’être sûrement les réflexions de ces anciens soldats. Il faut l’apprivoiser pour y entrer complètement et alors les pages défilent à une vitesse folle. Invoquant les détails de la vie amoureuse en Algérie, du courrier tant attendu, les récits de Février qui a vu l’horreur, les détails sordides des assassinats orchestrés avec tant de minutie… c’est un florilège bien tracé pour tenter de mieux comprendre ce que chacun de ces hommes tentent de se cacher à eux-mêmes. Certains arrivent à vivre avec, comme Rabut, seulement dérangés par des cauchemars et des longues insomnies ; d’autres doivent exorciser ces démons pour faire la place à du neuf comme Février ; d’autres enfin ne supportent plus ces souvenirs, ni eux-mêmes, et comme Bernard, deviennent fous ou noient leur peine dans l’alcool. Différentes façons de traiter la douleur avec des résultats plus ou moins probants, mais rien ne parvient à l’effacer complètement.

C’est à mi-chemin entre un monologue et le récit, très personnel. Sans réellement s’adresser à nous, l’auteur fait étal de ces quelques heures où tout le passé resurgit au grand jour. Comme une parole orale, ce cheminement de passé n’est pas très fixe ou fixée : ne vous étonnez donc pas d’une ponctuation plutôt atypique, d’une énonciation bancale. Tout est pensé pour refléter au mieux une vérité douloureuse et les tensions qu’elle produit. C’est vraiment un livre plein d’une sensibilité qu’on retrouve chez très peu d’autres auteurs. Bien sûr le sujet n’est pas facile, mais il est traité ici avec brio et sans déguisement : une écriture à la fois touchante et sincère, un livre à découvrir !