HHhH, de Laurent Binet

J’espère que vous avez tous passé d’agréables fêtes de fin d’année. Je vous souhaite une superbe année 2015, une année faite de découvertes, de petits bonheurs quotidiens et de confiance en vous !

J’ai remis à plus tard de nombreuses fois la lecture de ce roman, car il y avait plus urgent, ou plus passionnant en apparence, mais je ne regrette pas d’avoir tout simplement abandonné ce projet de lecture, car ce roman – qui est plus qu’un roman selon moi – a été une belle découverte. Il s’agit de HHhH de Laurent Binet. Le titre, c’est l’abréviation de Himmlers Hirn heißt Heydrich. Autrement dit : le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich. Un titre un peu tarabiscoté pour désigner le sujet de ce livre : le chef de la Gestapo, des services secrets de l’Allemagne Nazi, j’ai nomme Reinhard Heydrich.

Ce roman retrace la prise de pouvoir et la montée en puissance de cet Allemand, jadis exclu de l’armée, qui se retrouve finalement à planifier la solution finale pour Hitler. Une vie à Prague comme dirigeant en intendance où il va régner d’une main de fer, écrasant les mouvements de résistance tchécoslovaques. Mais le président de ce pays de l’Europe de l’Est, qui a fui en Angleterre, ne peut pas rester insensible et impassible face au destin de sa patrie. Il met en place l’opération Anthropoïde (c’est le titre que Laurent Binet aurait aimé choisir pour ce roman). Le but de ce plan : éliminer « la bête blonde », « le bourreau de Prague », Heydrich en personne. Pour cela sont envoyés un Tchèque et un Slovaque. Ce livre raconte leur histoire et leur attentat. Leur effort, leur sacrifice. C’est un moment de la Seconde Guerre mondiale qu’on ignore, pour la plupart. Et personnellement, je dois avouer que j’ignorais plus ou moins qui était Heydrich. Remettre tout cela en mémoire voire en permettre la découverte ne fait pas de mal et nous remet à notre place face à l’Histoire.

Je ne pourrai pas terminer cette chronique sans parler de l’écriture, très personnelle, de Laurent Binet. J’ai particulièrement aimé la façon dont l’auteur a de nous faire participer au récit : son écriture et son intrigue, son fond et sa forme. En effet, le récit est à moitié l’Histoire de cette opération et à moitié l’histoire de la création de ce roman. Laurent Binet raconte comment il en est venu, à force de recherches, mais aussi de doutes, de réécritures à écrire tel ou tel passage. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela n’alourdit pas du tout son propos, mais c’est à l’inverse une vision de l’écriture en construction très très intéressante et cela donne du relief aux événements contés dans ce livre.

Cette lecture a été à la fois divertissante et instructive. J’ai lu le livre à une vitesse prodigieuse, je ne pouvais pas le lâcher. Ignorant tout de cet attentat, je ne savais pas du tout s’il avait fonctionné ou pas, je voulais donc à tout prix connaître l’aboutissement de l’opération Anthropoïde. C’est un roman que je vous conseillle, car il touche un thème que je trouve passionnant et important – la Seconde Guerre mondiale et l’Allemagne nazie – traité de façon originale et intelligente.

Laurent Binet, HHhH, aux éditions Grasset, 20€90.

Kinderzimmer, de Valentine Goby

Devant la flopée d’éloges et parce que ce livre se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale (un contexte que j’apprécie dans la littérature), j’ai fait des pieds et des mains pour me procurer Kinderzimmer de Valentine Goby à la médiathèque. J’ai finalement réussi, non sans difficultés, en est ressortie une lecture éprouvante, mais dans le bon sens du terme.

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Kinderzimmer, la chambre des enfants. Une aberration, une étincelle de lumière dans la noirceur et la puanteur du camp de Ravensbrück.

Mila est une déportée politique française. Elle codait des partitions et aidait le résistance, ça lui vaudra le camp avec sa cousine Lisette. Là, elle découvre une autre monde, un autre langage, d’autres pratiques. Les autres femmes lui renvoient son reflet peu à peu famélique, malade, faible, crasseux. Ayant perdu sa mère très jeune, elle ne comprend pas vraiment la mécanique interne des femmes, mais elle sait une chose, dans son ventre, elle porte un enfant. Mais elle préfère l’ignorer, elle a la conviction que cela peut la conduire à sa perte, et de toute façon, s’attacher à un bébé dans ses conditions, ce n’est vraiment pas la peine. Alors les semaines, les mois passent. Il y a les privations, les blessures, les punitions, l’allemand qui claque aux oreilles, le fouet qui claque sur le dos des voleuses. Il y a la fumée du crématorium, le Waschraum débordant d’excréments, les paillasses minuscules, les querelles et l’amitié. La mort, des morts partout.

Un récit de la vie en camp de déportation, particulièrement fort, car nous sommes plongé dans la tête de Mila, et nous découvrons en même temps qu’elle le froid et les Block, le Revier et le Betrieb. C’est glaçant, c’est choquant, mais c’est aussi très beau à lire. Puis il y a ce moment, cette naissance qu’elle aurait voulu ignorer et la découverte qu’il y a un lieu pour les nourrissons, les bébés, les tout-petits. Maigrelets fils et filles de déportés. Une vie qui débute dans un lieu de mort : ça ne peut être qu’un signe d’espoir.

Vous l’aurez compris, c’est un livre fort, mais le plus surprenant est cette écriture, déroutante et obsédante, mélange de narration aux différentes personnes, d’un point de vue omniscient et interne. C’est un peu fou, mais on ne peut que l’être un peu avec l’épuisement causé par Ravensbrück. Ce roman, c’est aussi un mélange de langue, du français et de l’allemand bien sûr, mais aussi du polonais et d’autres encore, inconnues. En fait, ce qui a été éprouvant dans cette lecture, c’est que j’ai vraiment eu l’impression d’y être, pas en tant que spectatrice, mais en tant que déportée. Autant vous dire que ça fait froid dans le dos, mais il faut saluer le génie de la plume qui permet cela.

Toutefois deux bémols : le premier, c’est cette introduction qui n’introduit pas bien du tout. Je l’ai trouvé affreusement artificielle et vraiment dérangeante. Le roman commençant ainsi, j’ai vraiment eu peur pour la suite, heureusement, tout s’est très vite arrangée, et j’ai été comblée par cette écriture qui dit la réalité, qui la construit par touches et détails, une accumulation qui forme un univers dont on prend peu à peu conscience, en même temps que Mila. Deuxième mauvais point qui n’en ai pas forcément un, mais il me semble plus juste de repréciser : en réalité, contrairement à ce que le titre et la quatrième de couverture veulent nous le faire penser, le sujet de la Kinderzimmer ne constitue tout au plus qu’un cinquième du roman, le sujet des bébés, à peine plus. J’ai bien peur que ce soit là une petite astuce artificielle d’éditeur pour jouer sur la corde sensible et faire vendre un chouilla plus (et je dois avouer que ça marche, en tout cas avec moi). Mais je reprécise que cette description d’une vie au camp est vraiment saisissante et mérite toute entière d’être lue, et pas seulement les passages dans cette crèche de petit déportés.

Bref, une lecture que j’ai trouvé vraiment surprenante par la force de sa langue poétique, ses audaces de narration et ce talent inimitable à nous plonger dans ce monde. À découvrir.

Valentine Goby, Kinderzimmer, aux éditions Actes Sud, 20€.

Journal, d’Hélène Berr

« Les amitiés qui se sont nouées ici, cette années, seront empreintes d’une sincérité, d’une profondeur et d’une espèce de tendresse grave, que personne ne pourra jamais connaître. C’est un pacte secret, scellé dans la lutte et les épreuves. »

Des journaux intimes, des écrits autobiographiques témoignant d’une expérience de la Seconde Guerre mondiale, on en trouve déjà beaucoup. Souvent, cela nous raconte la vie de résistants, de déportés, de clandestins, de soldats voir même de collabos. Mais c’est surtout l’horreur qui est mise en scène, les moments les plus difficiles dans ce monde en guerre. Avec Hélène Berr, j’ai découvert l’autre versant : un Paris paralysé, un Paris qui plonge peu à peu dans la peur et ses habitants avec.

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Hélène Berr est une brillante jeune fille de 20 ans qui fait des études d’anglais. La guerre a commencé et elle décide de tenir un journal pour garder une trace de ses journées passées avec des amis de la famille ou à jouer de la musique classique. Mais elle y note également ses réflexions, très abouties et profondes pour certaines, plus triviales pour d’autres. Hélène est juive, les lois raciales la concernent donc en premier : le port de l’étoile jaune, l’exclusion des israélites des transports en communs, des commerces… Elle l’a vécu. Mais c’est quand son père est emprisonné que tout bascule et qu’elle prend peu à peu conscience de l’injustice de cette politique qui prend pour race ce qui n’est « qu’une » religion.

Hélène est surprenante : elle garde un sang froid extraordinaire et n’écrit pas ces quelques lignes pour se plaindre. Non, écrire lui sert d’exutoire : coucher sur le papier ses sentiments lui permet de mieux les comprendre. Surtout qu’en plus de la situation très instable de la France, Hélène doit faire face à des problèmes de cœur : elle réalise qu’elle s’est engagé avec un Gérard de plus en plus absent alors qu’elle vient de faire la rencontre d’un certain J., qui l’obsède tout doucement. Cela pourrait nous sembler anecdotique mais dans l’esprit de cette jeune fille, l’amour qu’elle ressent pour ses proches et ce garçon sont inséparables de sa façon d’appréhender sa vie.

Hélène redoute l’avenir mais refuse de vivre dans la peur : pour cela, elle se souvient de ces journées dans la campagne d’Aubergenville, elle se souvient de son bonheur d’étudier à la Sorbonne. Et elle s’occupe : bénévole dans une bibliothèque, elle prend soin également d’enfants juifs qui n’ont plus de famille (parents déportés par exemple), et Dieu sait comme il y en a ! Elle n’est pas sourde aux rumeurs : les rafles, le Vél d’Hiv, etc. Mais il faut garder courage et la tête sur les épaules.

 

Le plus surprenant, c’ets cette écriture, qui fait preuve d’une réelle maturité dans les idées et dans les formes. Bien sûr, c’est un journal à l’origine privée : certains billets n’ont pas réellement d’intérêt pour nous, on se trouve un peu perdu à travers cette myriade de personnages que nous ne connaissons pas. Il y a quelques facilités de langue, quelques répétitions, mais sincèrement, on pardonne tout cela à Hélène, car on est déjà assez intimidé de rentrer ainsi dans la vie de cette jeune femme qui jusqu’au bout a eu fois en la justice. En effet, malgré les mises en garde et les dangers, la famille Berr n’a pas fui, jusqu’au bout elle est resté à Paris, échappant aux rafles avec une chance insolente. Jusqu’au jour où… le malheur a rattrapé Hélène et ses proches. De ça, on n’en saura pas grand chose, juste une lettre de l’auteure pour sa sœur, écrite le jour de l’arrestation. C’est encore un plus grand déchirement de se séparer d’Hélène, de finir cette lecture quand on sait qu’elle périra dans les camps peu de temps avant leur libération.

C’est une personne pleine de vie, très studieuse : son journal est ponctuée de mots anglais et de références littéraires très agréables. C’est vrai, on ne comprend pas tout parfois, certaines références nous manquent : Hélène a gardé son jardin secret. Pendant des mois, elle admirait la beauté de la capitale, la joie des enfants, mais au fond d’elle-même, elle savait que derrière certains de ces murs la barbarie humaine était à l’œuvre. Au fur et à mesure de l’avancée nazie, la jeune fille ne pouvait se retenir de haïr ces hommes, ces automates qui détruisaient le beau et la paix. Mais tout haut, elle ne pouvait rien dire : c’est à son journal qu’elle dénonçait cela, qu’elle se confiait.

J’ai vécu un moment fort et touchant en partageant la vie et les pensées intimes d’Hélène Berr. Son Journal est une œuvre très belle, empreinte de désespoir mais aussi de vie. Plus que jamais après cela, on se dit que de telles abominations ne doivent surtout pas revoir le jour.

Hélène Berr, Journal, édition Tallandier, 20€.

Max, de Sarah Cohen-Scali

Vous l’avez peut-être remarqué, le contexte de la Seconde Guerre mondiale est un de mes préférés dans les romans. Ce cadre morbide me surprend toujours et il est propice aux histoires fortes. Généralement, les livres qui avaient pour paysage ces années sombres m’ont fait découvrir l’histoire des résistants, des clandestins et même des collabos, mais je dois avouer que jamais je ne suis entrée dans l’intimité des nazis pure et dure. Aujourd’hui, c’est chose faite avec Max de Sarah Cohen-Scali. Cette fiction a été publié dans la collection Scripto de Gallimard qui est juste génial (vraiment!) : elle s’adresse aux adolescents et aux jeunes adultes.

 

Max, même s’il ne sait pas encore qu’il aurait du s’appeler comme cela, nous raconte sa vie, de sa procréation jusqu’à l’âge de ses dix ans. Je dois avouer que c’est vraiment perturbant d’entendre un fœtus nous parler et même plus tard un bébé ou un enfant, surtout qu’il le fait avec une verve et une intelligence digne d’un adulte omniscient. Cela m’a vraiment désarçonnée, mais c’est un choix audacieux et original. Bref, continuons.

Max est né le 20 avril 1936, jour anniversaire d’Adolf Hitler. Sa naissance n’est pas un hasard et résulte de l’accouplement d’un haut gradé SS avec une femme possédant toutes les caractéristiques aryennes. Max constitue le premier spécimen né dans un Lebensborn, un programme crée par Himmler qui doit permettre la naissance de purs représentants de la race aryenne qui sera bien sûr amenée à gouverner. En effet, il faut repeupler cette Allemagne envahie par des êtres dégénérés, ces parasites qu’il faut s’efforcer de faire disparaître.

Et Max, dès sa naissance, est le parfait petit allemand national-socialiste. Blond aux yeux bleus, une gueule d’ange, mais aussi et surtout une vitalité et un amour pour sa patrie sans égal. Aveuglé par les préceptes du nazisme, il dit que sa mère est l’Allemagne et son père le Führer. Sa destinée est de servir son pays, dans la haine antisémite et la volonté d’un purification aryenne.

Baptisé Konrad von Kebnersol par Hitler en personne, il mènera une vie courageuse, son seul dieu étant le nazisme et ses intérêts. Cet enfant fait peur, de par sa radicalisation, mais aussi de par cette absence juste incroyable d’objectivité. Il a été conçu pour et par les nazis et ce procédé a fonctionné comme on ne l’aurait jamais imaginé. C’est une lecture choquante, et même si l’on sait que le cas de Max est une fiction, on est vite horrifié d’imaginer que ces Lebensborn ont réellement existé !

Au niveau de la langue, on sent que c’est un roman pour « jeunes ». Je dois avouer que j’ai grimacé face à des tournures de phrases vraiment limite : je comprends bien que c’est Konrad qui s’exprime durant tout le livre, mais de grandes marques d’oralité auraient pu être évitées. Cela a vraiment décrédibiliser ce roman par moment. Cependant, cette lecture n’en est que plus facile, plus « coulante » et les pages défilent sans qu’on s’en rende compte. On nous tient en haleine car au fur et à mesure qu’il grandit, le destin de l’Allemagne tant chérie par Konrad évolue : la guerre, la menace des alliés puis, on le sait d’avance, la défaite du nazisme : quel va être le destin de ce petit bonhomme ?

On s’y attache à ce Konrad si radical. On sait qu’au font il est Max, un petit garçon comme les autres, intelligent et sensible. Et quand son chemin va croiser celui d’un autre enfant, plus âgé que lui, la donne va peut-être changer. Je ne peux vraiment pas vous en dire plus car cette rencontre n’arrive qu’à la moitié du livre et c’est dur de révéler des choses sans vous gâcher tout le plaisir de la lecture !

 

Suivre Konrad tout au long de sa croissance permet au lecteur de voyager dans une Allemagne et une Pologne hitlérienne qu’on a peu l’habitude de croiser dans les livres. En effet, ce roman est très documenté et permet d’en savoir plus sur les manigances nazies pour recruter une jeunesse aryenne, et je dois avouer que ça fait peur… On pensait que les camps étaient le summum de l’horreur, mais d’autres procédés plus pernicieux et malsains semblent presque pires !

C’est un roman que j’ai eu du mal à refermer tant il est obsédant et dérangeant. C’est une lecture instructive mais aussi et surtout émouvante, angoissante, inquiétante et fascinante. J’ai eu l’impression de me faire le voyeur de la bêtise nazie. Je vous conseille cette fiction chaleureusement, elle a le mérite de nous faire découvrir une partie du plan d’Hitler, bien loin de la « solution finale », mais tout aussi horrible…

Sarah Cohen-Scali, Max, Gallimard, 15€90

Nouvelles et chronique de Si c’est un homme, de Primo Levi

Bonjour à tous ! Juste un petit mot pour vous dire quand pendant 15 jours, le rythme de publication va se ralentir. En effet, je suis stagiaire au Prix du Jeune Ecrivain à l’occasion de s ateliers d’écriture organisés chaque année en juillet. En passant, je voulais également vous signaler que j’ai publié un article sur les blogs littéraires pour les Plumes Asthmatiques où j’écris tous les mercredis. Et surtout, n’hésitez pas à venir me retrouver sur Twitter :  @LaCritiquante Mais laissons place à la chronique !

Ce que nous appelons la faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur » et « douleur », nous disons « hiver », et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle ; c’est celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température en dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et le faim, et la conscience que la fin est proche.

 Si c'est un homme

Primo Levi avait décidé de résister mais ça n’a pas duré longtemps. Jeté dans un wagon à bestiaux, il rejoint le Nord, le Lager – camp – de travail de Monowitz et son « Arbeit macht frei ». Entouré de grilles électrifiées et de barbelés, avec pour seules protections contre les éléments extérieurs une pauvre chemise, un pantalon rayé et des sabots qui lui torturent les pieds. Il ne s’appelle plus Levi mais 174 517. Tous les jours pendant deux hivers et un été, il a trimé dans la boue, dans la soif arrachante, pour avoir droit à son minuscule quignon de pain et à de la soupe trop clair.

Primo Levi nous raconte son quotidien dans un environnement qui nie toute notre humanité. On croyait savoir ce que c’était à travers les films et les livres d’histoire mais personne ne peut penser une seconde que la vie au Lager c’est aussi le marché noir pour avoir une cuillère ou du savon, c’est les rapports dirigés par l’argent que certains partagent avec des civils de l’usine où ils travaillent, la Buna. Personne n’a imaginé l’humiliation que c’est de prouver aux infirmiers que l’on est toujours malade du typhus, devant tout le monde, avec des combines dégueulasses pour essayer de rester un peu plus à l’infirmerie.

Primo Levi retrace également les rencontres, salutaires ou mortelles, qu’il a pu faire dans ce lieu de honte. Des relations complexes, des visions attristées d’hommes qui ont changé de nature au contact de la dureté du Lager. L’auteur n’a pas pour but d’engendrer de la pitié en épaississant le trait : il est honnête avec nous, car une des choses qu’il l’a fait tenir dans ce camp de Monowitz, c’est de rester debout, vivant pour témoigner, raconter aux autres, ceux qui ignorent que dans les fins fonds glacés on opère une déshumanisation massive, leur dire ce qui s’est passé, comment ça s’est déroulé, pour qu’on ne répète pas les mêmes erreurs.

On ne lit pas Si c’est un homme par voyeurisme de la fange humaine, on le lit pour se dire « non, plus jamais ça », on le lit pour se rendre compte de la complexité de l’homme, qui peut sombrer de l’autre côté si facilement. Primo Levi n’a pas une écriture pompeuse, une écriture vantarde du survivant, il évoque simplement et sans compromis cette parenthèse pourrie de sa vie au Lager. Il n’a pas connu les camps d’extermination, il n’est pas allé à Auschwitz tout près, presque par chance, mais il savait cette menace de finir en fumée dans les cheminées des crématoires, il voyait à la fin la fosse débordante des corps des centaines de détenus morts de faim, de froid, de maladie. Lui-même ne sait pas pourquoi il a survécu, une humilité qui le suit jusque dans ce livre, qui est tout simplement le reflet véritable d’un pan de notre Histoire peu reluisante.

C’est un témoignage qu’il faut connaître pour ne pas basculer dans l’oubli. C’est un dissection du malheur à son état brut qu’il faut lire pour savoir être heureux. En plus, c’est écrit de façon intelligente, sans redondance, seulement avec sincérité. Et si vous vous posez encore des questions après ça, l’auteur a même rajouté un appendice à la fin pour répondre aux interrogations qui reviennent le plus souvent. Un livre qu’il faut avoir dans sa bibliothèque, mais si j’aurai préféré le ranger dans « Romans » tellement il est dur d’admettre que ce qui est écrit ici, c’est la race humaine qui en est responsable.

Primo Levi, Si c’est un homme, traduction de l’italien par Martine Schruoffeneger, Pocket (3117), 6€10.

Lu dans le cadre du challenge « Destination : PAL » de Lili Galipette

Louise et Juliette de Catherine Servan-Schreiber

Un livre où le nom de l’auteur apparaît aussi gros que le titre. On peut se demander si le contenu est aussi bon que le nom « Servan-Schreiber » est connu. La saga de la famille est en partie représentée ici :  Emile Servan-Schreiber, fondateur des Echos durant la Seconde Guerre mondiale devient Charles, brillant intellectuel juif dirigeant un journal et Denise Servan-Schreiber, sa belle et forte épouse, Louise. Parents de 5 enfants, ils doivent fuir le régime hitlérien et se réfugient en zone libre dans leur chalet de Savoie.

Louise et Juliette, c’est une histoire de guerre bien sûr mais c’est aussi l’histoire de l’Amour, des amours et de leurs forces inextricables. Alors que Louise soutient son mari « si peu juif » et que sa famille prend part très vite à la Résistance, Juliette, elle, sa soeur tant aimée, est de l’autre côté de ligne de démarcation. Son mari, Paul, est nommé préfet d’Eure-et-Loir à la place du célèbre Jean Moulin qui s’est évaporé dans la nature ; quant à son fils Cédric, il « chasse du communiste toute la journée ». Sa famille est maintenant du côté des « méchants », des « K » (pour « Kollabos ») et Juliette participe aux évènements mondains au millieu des uniformes vert-gris alors que sa soeur, à Megève, tente de sauver le pus d’enfants juifs possible. Bien que des dissenssions apparaissent entre les deux soeurs, elles essaient à travers d’émouvantes lettres de toujours garder la tête haute et leur amour mutuel intact alors que les enjeux de la guerre s’immiscent entre elles. Juliette écrit à sa soeur : « Je vois bien que les antagonismes se durcissent. Nos maris nous demandent de nous tenir à distance l’une de l’autre… Je comprends leur logique mais elle est insurpportable ! Le traditionnel champ de bataille des soldats s’est déplacé dans les familles, chez les civils de notre pauvre pays écartelé. Chez nous, dans notre famille !  Chacun agit selon ses convictions. J’essaie de ne juger personne. » Quant à Louise qui assaille de questions sa soeur sur l’implication de Paul et leur vie en zone occupée, elle s’explique : « Pardon de toutes ces questions, mais j’aimerais comprendre. Pas juger… comprendre. Je ne vais pas m’attarder sur la politique qui n’a jamais été un sujet entre nous, malgré nos maris. » Entre non-dits et aide risquée, leur relation en pointillés tente de résister aux affres dévorantes de ce conflit.

En fond, Louise, sûrement le personnage principal du roman, vit une seconde histoire d’amour, passionnelle et qui prend tellement de place dans son coeur. Il s’agit de Léonard, l’aîné de ses enfants, destiné à faire Polytechnique. Louise en est si fière, elle ne voit qu’à travers lui au point souvent de faire passer ses autres enfants ou son mari après cet enfant béni. C’est à cause/grâce à lui qu’elle refuse de quitter Megève pour fuir la France et l’invasion allemande qui se fait de plus en plus oppressante au risque de sacrifier sa famille. Mais quand sa fille Emilie fugue et rentre dans le Résistance, la vraie, la dure, ses sentiments de mère se mélangent : entre déception que ce ne soit pas Léonard le héros de la famille et surprise de voir sa fille si courageuse, elle balance.

Au delà du nom de l’auteure, Louise et Juliette, tient ses promesses. Roman de guerre car nous sont décrits l’exode, la Résistance, la vie de « K »… mais aussi roman d’amour et de ses innombrables noeuds qui mettent le désordre dans les coeurs et les consciences. Il nous peint avec justesse et sans fioritures ces questionnements et ces douleurs qui ont transpercés de nombreux Français en temps de guerre. Ce n’est pas l’histoire du siècle ni même une histoire très intense, on sent que c’est un premier roman mais on peut facilement envisager que les prochains à venir seront prometteurs au regard de celui-ci.