Nancy Huston, canadienne d’origine, installée à Paris, s’est fait connaître en France grâce à ses livre Instruments des ténèbres et L’Empreinte de l’ange. Pour ma part, je l’ai découvert grâce à un roman surprenant : Lignes de faille.
Ce roman est divisé en quatre parties, dans chacune d’elle, un narrateur différent âgé de six ans : Sol, Randall, Sadie, Kristina. Leur seul point commun, c’est le sang. En effet, chaque narrateur est l’enfant du suivant : Sol est le fils de Randall, Randall le fils de Sadie, Sadie la fille de Kristina. Cette mise en comparaison est criante de révélation, les points communs entre ces enfants que des dizaines d’années séparent sont nombreux, et montrent du doigt les fêlures de notre monde. Tous ont été touchés de près ou de loin par les bouleversements politiques, par la guerre, que ce soit en Irak, à Haïfa ou dans les pays de l’Est. Chacune de ces générations est marquée par des renversements sociétal ou intime amorcés par leurs parents, leurs grands-parents. Les actes ne restent pas sans conséquences et les répercussions se font aussi à long terme. Quelques soient ses convictions politiques, religieuses, ses valeurs, ses points de vue et prises de position sur la violence, l’ingérence, et surtout, quelque soit l’époque, il semble que la barbarie humaine ait toujours une longueur d’avance, il est difficile de la rattraper, de la stopper. On peut au mieux, remonter dans le passé et enquêter mais il ne faudrait pas alors oublier son présent qui est déjà bien sombre.
Le témoignage à la première personne de ces gamins, qui observent et subissent, peut faire peur. Leur comportement est souvent vicié, cela s’aggravant avec les générations. Mais ils ne sont que le fruit de leurs parents, eux-mêmes engendrés et éduqués par leurs parents. Ce compte-à-rebours vers le secret final, la révélation manquante a un côté vertigineux. Comment d’un enfant qui avale en secret des centaines d’images d’atrocités irakiennes, passe-t-on à un gosse amoureux d’une arabe et ne comprenant rien à la Palestine, aux juifs, à Israël ? Et comment de ce gamin, arrivons-nous à une fillette manquant de la présence d’une maman et élevée par des grands-parents trop strictes ? Mais cette enfant et sa mère, quand elle-même était âgée de six ans, cherchent à comprendre toutes deux, dans des temps différents, d’où cette fêlure, cette faille est partie, de quel recoin nazi elles viennent.
L’histoire de cette famille, du Canada à l’Allemagne, en passant par New York et la Californie, est complexe, et lourde à porter. Les drames ne l’auront pas épargnés, toutefois, il reste une lueur d’espoir, qui permet de faire resurgir la vérité : la musique, la recherche d’une mémoire cachée, la fidélité et l’amour, la combativité.
Grâce à ce roman, j’ai découvert Nancy Huston et son écriture forte, belle. Elle nous mène dans une marche vertigineuse sur la question générationnelle, sur le mensonge, sur le secret mais aussi sur l’amour. Même si certains sujets sont graves et douloureux, elle ne manque pas de nous dépeindre également, avec une plume drôle, des scènes plus quotidiennes de la vie familiale ou enfantine. Cette écrivaine a su s’imprégner de chaque époque et de ses enjeux avec justesse. Cette enquête d’existence en quatre chapitres nous permet de voyager entre les conflits des années 1940 auxXXIe siècle de façon nouvelle et détournée et d’en voir des côtés qu’on ne soupçonnait pas. J’ai beaucoup appris dans ce livre sur des guerres qui n’étaient pas les miennes mais qui pourtant ont également marqué ma vie, ma famille (même si c’est de façon beaucoup plus douce heureusement !) et que je ne comprenais pas auparavant. Mais j’ai aussi été touchée par une mise en garde cachée au fond de l’oeuvre : celle de se méfier de la puissance de la violence humaine, qui semble être sans fin et toujours plus dure et difficile à gérer. Car il ne faudrait pas qu’en plus de tous les malheurs qu’elle engendre, elle fasse éclater des familles à l’aide du mensonge. Il s’en est passé des choses entre ces générations, des bons et des mauvais moments, mais ce roman sait nous faire voir que derrière chaque histoire, derrière chaque souffrance se cache un drame, personnel ou mondial.
L’écriture de Nancy Huston est le juste milieu entre un prise de conscience bouleversante pour le lecteur, un histoire prenante et passionnante et la vérité historique. Jamais elle ne tombe dans l’excès pathétique et c’est presque avec plaisir mais aussi avec compassion qu’on accueille ces voix d’enfants.
Nancy Huston, Lignes de faille, aux éditions Actes Sud (Babel, poche 841), 9€50.