L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère

Au début de l’année 1993, un drame : Jean-Claude Romand tue sa femme, ses deux enfants, ses parents, tente d’assassiner sa maîtresse et enfin essaie de se suicider – sans succès. On découvre par la suite qu’il a menti à tout le monde, s’inventant une vie de médecin, chercheur à l’OMS en Suisse. Alors qu’il a arrêté de passer ses examens de médecine en deuxième année. Il dupe, ment, triche et escroque son entourage en prenant en charge leurs « placements d’argent » en Suisse, argent qu’il garde pour lui, histoire de remplacer son salaire imaginaire. Mais que fait-il pendant ses longues journées à faire semblant d’être au travail ? Comment en est-il arrivé là ? Comment voit-il tout cela au moment de son procès ? Dans L’Adversaire, après un long processus, une visite, des lettres, après son jugement, Emmanuel Carrère revient sur ces événements et sur l’homme qui en est la cause.

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C’est la mode, encore plus qu’avant, de s’inspirer de la page faits divers des journaux, d’y puiser plus ou moins largement, romançant très peu ou beaucoup, allant plus vers de la fiction ou de l’enquête… Et qu’est-ce que j’adore ça ! Vraiment, je pourrais dévorer à longueur de journée ce genre de récit retraçant des faits sordides ayant réellement eu lieu. Sûrement un côté voyeur, une envie de comprendre. Je pense que c’était là la démarche d’Emmanuel Carrère, une sorte de fascination : pourquoi mentir, encore et encore, toutes ces années ? Il devait savoir et revenir dessus. Il a mis à distance, volontairement ou non, les corps, les meurtres, l’innommable. Ce qui intéresse l’auteur dans ce livre, c’est avant tout l’homme, ses années de mensonge. J’ai aimé le suivre dans cette vision des choses, même si je trouve parfois très limite cette façon d’envisager Jean-Claude Romand, presque comme une victime de sa propre histoire, un héros dans le sens où il est au cœur du livre, dans le sens où c’est lui le moteur des événements.

Je me demandais ce qu’il ressentait dans sa voiture. De la jouissance ? Une jubilation ricanante à l’idée de tromper si magistralement son monde ? J’étais certain que non. De l’angoisse ? Est-ce qu’il imaginait comment tout cela se terminerait, de quelle façon éclaterait la vérité et ce qui se passerait ensuite ? Est-ce qu’il pleurait, le front contre le volant ? Ou bien est-ce qu’il ne ressentait rien du tout ? Est-ce que, seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié ? Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand.

Le style est direct, même s’il m’est arrivé de trouver certains termes, certaines tournures de phrases un peu alambiqués. Cela manque un peu de naturel, mais je comprends que dans ce genre de récit, mettre dans la distance, ça passe aussi dans le choix des mots. On avance vite dans l’histoire, le livre est court. J’ai aimé voir les lettres échangées entre Emmanuel Carrère et Jean-Claude Romand, étrangement j’ai apprécié leur relation. Le temps passé sur le procès, qui retrace entre autres la vie et les errements du tueur est passionnant. Je n’ai pas pu lâcher ce livre qui montre un vrai talent de chroniqueur et de conteur. Toute une vie d’imposture où, après tout, Jean-Claude Romand était très seul avec ses mensonges. Pour peu, on en viendrait presque à l’excuser. Mais personnellement, il m’a été impossible de me détacher de ce sentiment de pitié que ces pages m’inspiraient.

Si les faits divers vous intriguent, je ne peux que vous conseiller cet excellent livre !

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Emmanuel Carrère, L’Adversaire, aux éditions P.O.L, 18€.

Gatsby, de Francis Scott Fitzgerald

Je suis très très fière de vous annoncer que j’ai épongé tout mon retard dans les lectures communes ! Ouf ! De plus, ma panne de lecture est bien derrière moi puisque je dévore à nouveau des pages et des pages avec entrain chaque jour. Ça fait du bien, je peux vous dire ! J’espère réussir à écrire quelques chroniques d’avance pendant les vacances, histoire d’être un peu pus tranquille au mois de novembre (NaNoWriMo oblige).

9782266217255Mais bref, arrêtons-là avec cette intro bien trop longue. On se retrouve aujourd’hui pour parler de Gatsby de Francis Scott Fitzgerald, que j’ai lu dans la nouvelle traduction de Jean-François Merle.

J’attendais beaucoup de cette lecture qui m’attendait de pied ferme depuis des mois. Je ne savais pas vraiment dans quoi je me lançais et j’ai été très surprise par cette lecture.

Nous sommes au début des années 1920. Notre narrateur est le voisin d’un personnage mystérieux qui habite une villa luxueuse et organise sans cesse des fêtes extravagantes. Mais qui est ce Gatsby si insaisissable ? Au fil des pages, il se découvre et, derrière le vernis de suppositions, on découvre un homme parfois inquiétant, désœuvré, désespéré. Amoureux.

Ah l’amour, ses faux-semblants, ses convenances et surtout ses mensonges. C’est le cœur même du livre. Juste devant l’orgueil et le sentiment d’irréalité de ces années d’alcool et de sourires calculés, de passades et d’argent.

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C’est une bien étrange expérience que de lire Gatsby. Déjà l’écriture en soi. Très au fil de la plume, très vivante, directe. Elle ne s’attarde pas, passe d’un sujet à l’autre dans l’urgence de la situation. Elle est l’exact reflet de cette société qu’elle veut dépeindre, de ces personnages qu’elle façonne. J’ai été assez désarçonnée par ce style, mais je m’y suis adaptée sans grand mal. En fait, j’ai surtout eu du mal à comprendre et à m’attacher aux personnages. On reste assez distants d’eux, même si au final on les voit sous leur vrai jour. Le lecteur fait tout autant partie du faste et l’illusion de cette époque que Gatsby et les autres. Il y a de plus un vrai parfum de désillusion qui flotte dans l’air. Ce roman n’est pas déprimant, mais pas joyeux non plus. On y trouve une sorte de fatalité face au temps qui passe, aux sentiments qui changent ou au contraire restent tel quel à prendre la poussière.

J’ai parfois eu du mal à suivre l’action, à m’accrocher aux dialogues, mais il faut avouer que je me suis laissée porter sans chercher à tout décortiquer, et finalement l’action se passe sous nos yeux de spectateurs, ébahis, circonspects ou surpris.

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Je suis contente d’avoir découvert ce roman si mythique. J’ai enfin rencontré Gatsby et j’ai presque touché du doigt qui il était. Il est certain que je découvrirai les autres livres de l’auteur car celui-ci m’a vraiment intriguée.

Francis Scott Fitzgerald, Gatsby, nouvelle traduction de l’anglais par Jean-François Merle, aux éditions Pocket, 2€90.

La Maison d’une autre, de François Gilbert

François Gilbert est l’auteur du roman dont je vais vous parler ici. Il a déjà publié en 2012 un premier livre – Coma – qui a remporté le prix Canada-Japon. Encore une fois, pour ce deuxième ouvrage, l’écrivain va nous parler de Japon puisque l’action s’y passe. Il s’agit de La Maison d’une autre aux éditions Leméac.

Nanami va se marier avec Hiro. Un mariage qui s’annonce tranquille, un amour simple. Quand un jour, son ex réapparaît dans sa vie, paniqué, la suppliant de l’aider. Ennuyée dans sa vie quotidienne, Nanami ne peut pas résister aux frissons et décide de rendre service à Olivier. Ce dernier cache un lourd secret, qui va bouleverser leurs vies pour toujours. Mais ce sera surtout l’occasion pour Nanami de se rendre compte de cette partie sombre d’elle-même qu’elle préférait ignorer. Une détresse psychologique la déséquilibre au quotidien alors qu’elle doit apprendre à mentir et à jouer la comédie tout en s’assurant que son plan de sauvetage fonctionne. Elle n’était pas prête pour ça, et transgresser la morale à ce point la bouleverse et la fait se questionner sur sa liberté et sa vie en générale.

« Nous avons quitté la gare sans échanger une parole. Je voulais le confronter, revenir sur nos derniers instants, mais le fait d’être collée à lui me pacifiait. Nous nous sommes installés dans le café en face de la gare. Il prit une bière et moi un jus de fruits. Rien n’avait changé. Ou presque. »

Ce roman a beaucoup de promesses : un voyage au Japon pour le lecteur, du suspens, de l’émotion, des personnages forts qui portent le roman, un rythme trépidant. Malheureusement, il a beaucoup de mal à toutes les tenir. On ne voit presque rien du Japon, on n’est pas du tout immerger dans ce pays si inconnu pour nous (enfin pour moi en tout cas). Le suspens, la tension sont peu présents, mais heureusement qu’on peut les percevoir sinon je n’aurais pas fini le livre. Je voulais savoir quel allait être le dénouement de leur histoire, et même sur ce point j’ai été déçue. Le danger est pourtant présent mais jamais bien utilisé, et le lecteur a du mal à frissonner.

Quant aux personnages, on ne nous en dit pas assez sur Hiro et Olivier, alors que ces deux hommes mériteraient vraiment qu’on s’attarde sur eux. On les découvre un peu, notamment grâce à leur relation avec Nanami mais ça reste très superficiel. On sent juste qu’ils ont du potentiel dans le cadre d’un roman, et qu’on est passé à côté. Concernant l’héroïne, le lecteur ne s’attache pas du tout à elle. Elle reste très distante et assez incompréhensible. Sa psychologie est riche et complexe, mais elle nous est livrée de très mauvaise façon, si bien qu’on ne comprend pas tout. Il y a de grandes phrases sur ce qu’elle ressent mais cela a l’air un peu maladroit, plus là pour la forme que pour le fond. Le rythme en est très alourdi.

De façon générale, ce livre ne va pas assez loin, dans les descriptions, la clarté, le travail, le talent. Il a failli me tomber des mains plus d’une fois quand bien même l’intrigue seule, bien qu’imparfaite, est assez intéressante. Une déception pour ce petit roman.

François Gilbert, La Maison d’une autre, aux éditions Leméac, 18$95.

Un grand amour, de Nicole Malinconi

Je viens vous présenter aujourd’hui un minuscule récit d’une maison d’édition belge : Esperluète. Un grand amour de Nicole Malinconi donne la parole à Theresa Stangl. C’est l’épouse de Franz Stangl, ancien commandant de Sobibor et Treblinka, hauts lieux de l’horreur nazie. Cet homme autrichien avait réussi à fuir avec sa famille en Syrie après la fin de la guerre, avant de rejoindre l’Amérique du Sud où il vécut de nombreuses années de quiétude. Il finit tout de même par être arrêté puis emprisonné à perpétuité, et mourut derrière les barreaux, laissant une veuve en plein questionnement. Un jour, une journaliste vient à la rencontre de cette dernière : elle a connu son mari, ils se sont entretenus pendant qu’il était enfermé. Elle va écrire un livre. Elle fera ressurgir chez Theresa tous les doutes d’une vie à deux.

Ce livre n’est pas une confession, ni vraiment un monologue, c’est le combat entre le cœur et la raison d’une femme qui aimait trop son mari pour voir la vérité en face. Pendant toute la guerre, elle a su sans le vouloir, elle a crié, elle a pleuré, elle a eu peur mais elle a toujours cru son époux, même quand les journaux, les tribunaux lui criaient au visage qu’elle partageait sa vie avec un monstre. Elle, elle connaissait l’homme, pas le tortionnaire. Elle n’a jamais voulu en savoir plus, elle n’a pas souhaité connaître la réelle implication de son mari dans les camps de concentration nazis : ne pas connaître la vérité pour croire au mensonge. C’était presque un geste inconscient dicté par son cœur pour sauver son couple, sa famille, sa stabilité mentale aussi, pour se sauver elle du gouffre d’horreur des morts par milliers. Elle se tenait loin de cet univers lugubre, reliée seulement à cela par son mari. La vie au Brésil lui avait permis de retrouver une existence un peu près normale mais le passé à rattraper Franz.

« J’ai voulu le croire, lui ; je l’aimais ; je croyais les mots de l’homme que j’aimais ; je croyais l’amour avant les mots ; l’amour comptait bien plus, il était d’un autre monde que les mots, eux avec leurs raisonnements et toutes ces pensées qu’ils traînaient ; c’était comme si l’amour avait émoussé les raisonnements et les pensées, même la plus terrible qui me torturait chaque nuit, la pensée de mon mari, organisant des travaux de construction là même où l’on mettait à mort délibérément des êtres humains. […] La question, je ne me l’étais pas posée ; je n’avais pas vu alors que la cloison entre les travaux de construction et les mises à mort de Sobibor et de Treblinka ne tenait qu’à moi, à l’amour que j’avais pour lui, qu’elle n’existait pas. »

Ce petit livre de quelques dizaines de pages nous retransmet avec une sincérité criante et touchante ces années d’aveuglement, cette peur des faits, le déchirement qui en a résulté quand la vérité ne pouvait plus être niée. L’écriture de Nicole Malinconi est forte et poétique à la fois, mais elle reflète surtout l’incertitude angoissée du personnage. De fait, elle semble parfois un peu dure à suivre, un peu alambiquée : j’aurais aimé des phrases plus courtes, plus directes pour que le lecteur ne se sente pas exclu du récit. Toutefois, la remise en question de Theresa ne peut que nous toucher. La femme se demande ce qui lui reste après tout cela et la dernière question de la journaliste finit de la jeter dans le doute. Un petit livre qui m’a serré le cœur et que je vous conseille.

Nicole Malinconi, Un grand amour, aux éditions Esperluète, 14€.

Le Confident, d’Hélène Grémillon

Sur conseil d’une amie, j’ai fait l’acquisition d’un roman en poche, qui a obtenu cinq prix littéraires et a été traduit dans une vingtaine de langues. Il s’agit d’un livre d’Hélène Grémillon, Le Confident. J’ai mis un peu de temps avant de trouver la lecture agréable, c’est un peu difficile de s’y retrouver au début, mais rapidement ce roman plein de sensibilité a su me conquérir.

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Camille essaie de faire le tri dans les lettres de condoléances qu’elle reçoit à la suite de la mort de sa mère. Mais parmi elles, il y en a une bien étrange : aucune signature, aucune adresse d’expéditeur. Cette lettre raconte l’histoire de son auteur, Louis. Au début, Camille croit à une erreur, mais le lendemain elle en reçoit une autre, puis les envois continuent. Elle se plonge alors dans ce récit sous forme de puzzle.

Il raconte l’amour de Louis pour Annie, un amour à sens unique, et leur rencontre après trois ans de séparation. La jeune fille lui raconte alors les évènements, graves, qui ont jonchés sa vie au début de la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sera pas la seule voix que l’on entendra dans ces courriers, plusieurs se croiseront pour compléter cette histoire bouleversante de vies qui ont basculé. Je ne veux pas spoiler outre mesure, sachez juste que l’on parlera maternité et amour, et que Louis et Annie ne représentent que la face visible de l’iceberg. Cette histoire va beaucoup plus loin, creuse beaucoup plus profondément dans les racines qui fondent l’être humain, ses instincts et ses peurs. Elle est aussi placée sous le sceau du secret, un secret qui s’est tu pendant des dizaines d’années mais qui ne demande qu’à être découvert. Et Camille comprend petit à petit qu’elle en fait partie.

C’est un livre fort, puissant car il brasse des choses pas faciles à lire. Des destins qui ont été déviés. Certains actes commis par les personnages pourraient être considérés comme répréhensibles pour certains mais il n’y a pas de bons ou de méchants, tous ont commis un faux pas et se sont fait surprendre par l’amour, sous toutes ses formes, au cours de cette histoire. Du coup, je ne sais pas vraiment quoi en penser. Je suis bouleversée par ce récit parce qu’il touche des thèmes qui me sont chers et qu’il dévoile une vérité par couches successives, comme pour faire durer le suspens (ou le supplice, comme vous voulez). Toutefois, l’auteur arrive à immiscer dans son roman des touches d’espoir, de bonheur qui font du bien comparés à tout ce passé déballé.

Le roman se divise en plusieurs chapitres : parfois ce sont les lettres que l’on peut lire, d’autres fois c’est la vie de Camille qui nous est raconté. C’est vrai que ce n’est pas très aisé les premières pages de replacer qui est qui et fait quoi mais pour cela l’auteur et l’éditeur ont trouvé un moyen radical pour nous aider : selon qui fait le récit, la police (et quelques éléments graphiques) changent. Pratique pour s’y retrouver. Mais je ne sais pas vraiment s’il était si nécessaire de parler de Camille : on évoque certains éléments de sa vie (comme Nicolas, un amour dont elle hésite à se défaire) qui ne sont pas assez développés ou liés au récit des lettres pour être franchement utiles. Mais à la limite, ce n’est qu’un détail.

Quant à l’écriture, elle n’est pas forcément la plus originale que j’ai pu lire, elle ne sort pas des sentiers battus, mais elle est efficace et sans fioritures. La narration a été très travaillée mais je regrette qu’il n’y ait pas de plus grandes différences de styles entre chaque « voix ». On se repose trop sur les changements de police pour les reconnaître, mais au fond, elles utilisent les mêmes mots, les mêmes tournures de phrase. Cependant, l’écriture d’Hélène Grémillon arrive très bien à faire que le lecteur s’identifie au narrateur, dans ses peines et ses joies (surtout ses peines je dois dire). On n’a aucun problème à visualiser toutes les problématiques que de telles situations, vécues par les personnages, peuvent engendrer.

Je pense que mon jugement est encore plus que d’habitude subjectif, ce livre m’a profondément remuée et j’en ressors avec beaucoup de questions : serais-je capable de vivre et d’accepter les événements dont les narrateurs témoignent. Le contexte de la Seconde Guerre mondiale n’est pas le centre de l’œuvre, mais j’ai apprécié ce fond historique, que j’apprécie beaucoup dans la littérature, et qui est très bien traité ici. En nous interrogeant sur la notion de passé et de secret, l’auteure réussit à nous faire comprendre que nous non plus nous ne sommes pas loin parfois de voir nos vies entières bouleversées par une simple phrase, un simple geste que l’on mettrait trop de temps à regretter.

Hélène Grémillon, Le Confident, aux éditions Gallimard, coll. Folio (5374), 6€95. 

Moskova, d’Anne Secret

J’ai découvert les éditions de l’Atelier in 8 (quel super nom quand même !) dans mon master : un de mes camarades (le seul garçon parmi treize filles, respect !) va effectuer son stage chez eux, dans leurs locaux de Pau. Intriguée par ce nom, petit détour par ma médiathèque pour voir un peu ce qu’ils font. J’ai donc choisi de lire un de leurs ouvrages, publié l’année dernière : il s’agit de Moskova d’Anne Secret. Je ne connais pas encore cette auteure qui est pourtant aussi publiée chez Fayard, Le Seuil et Actes Sud, et c’est pas le biais de cette « novela » que je fais sa rencontre. Son livre est classé dans la collection Polaroïd, qui privilégie le Noir et la littérature de l’urgence.

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Anton a fuit Berlin, tout juste réunifié, pour se réfugier dans l’appartement vide d’un ami de son frère, à qui il a demandé de l’aide. Il débarque alors à la Moskova, un quartier chargé d’histoire mais en danger, car une entreprise veut tout raser pour construire du neuf, du moderne, du rentable à la place. Les rues sont parsemées de maisons murées, celles des propriétaires qui ont cédé. Mais les habitants ne vont pas se laisser faire comme ça, ils tiennent bon, mettent en place des squats illégaux et des pétitions. Dans cette situation, Anton est obligé de faire la connaissance de ses nouveaux voisins, mais pour eux, il sera Dieter, venu de Lubeck. C’est que notre héros cache un lourd secret, il doit protéger sa vie qui, indirectement presque, a été mise en danger. C’est la raison de sa fuite et de ses mensonges. Malgré tout, il essaie de revivre, mais en gardant à l’esprit ses années allemandes : Théa, une liste, les agents dormants, la Russie, des sujets secrets, risqués. A Moskova, il rencontre une bibliothécaire Héloïse qui va remettre un peu de soleil dans sa vie, même si elle ignore beaucoup de choses.

C’est vrai que le secret règne dans tout le livre, la quatrième de couverture nous éclaire un peu, la fin nous apporte quelques révélations mais c’est à nous d’essayer de démêler la réalité du mensonge. Nous sommes un peu dans la peau d’un de ces voisins, sauf qu’on ne sait un peu plus grâce aux rares confessions d’Anton et à quelques épisodes de sa vie éclairants. L’intrigue est donc constamment en tension : suspens, attente d’une révélation nous tiennent en haleine. C’est bien joué de la part de l’auteur mais j’en suis resté très frustrée, ce que je sais après lecture du livre ne me suffit pas, j’aimerais en savoir plus sur le passé d’Anton.

L’histoire, les lieux ont une grande place dans cette nouvelle, même si elle est souterraine, cachée, insidieuse. D’ailleurs, le thème même du livre s’est déroulé dans l’ombre des grands événements comme les guerres ou la chute du mur. J’ai eu l’impression par moment d’avoir affaire à un rapport d’enquête préliminaire, celle qui décrit les actions sans les décrypter, celle qui tâtonne, qui comprend juste à quel endroit, plus ou moins, peut se trouver la vérité.

Mais ce qui est le mieux réalisé dans ce livre, c’est bien le personnage principal. On aimerait être plus proche de lui, il semble gentil, presque honnête, mais c’est impossible, car pour se protéger il n’accepte personne, enfin pas encore, dans son intimité. Il se crée un double, mais il a parfois du mal à tenir le rôle. Car cette situation est bien évidemment porteuse de stress, d’angoisse pour lui. Elle fait ressurgir sa vie à Berlin, peuplée de bonheur mais aussi de peurs. Anton sait que la fuite est le meilleur moyen pour mener une existence un peu près normale. Même si on ne peut pas être proche de lui, on saisit tout à fait les enjeux et la gravité de cette vie à la Moskova, de sa coupure avec Allemagne, ce qui est vraiment un tour de maître.

Je suis seulement déçue de la fin. Je trouve que le livre se termine en queue de poisson, trop rapdiment, trop facilement, comme si l’auteure en avait eu assez et voulu jeter son personnage aux orties. Cette conclusion m’a laissé un goût amer de frustration. Toutefois, je pense que j’ai réagi aussi violemment à cette fin car cette histoire m’a vraiment « attrapée », à la fois neutre et dangereuse, l’écriture est bien particulière, je n’en ai jamais lu de telle. Un bon point donc. Puis il faut dire que les dernières pages représentent la chute qu’on attend souvent dans les nouvelles…

Anne Secret, Moskova, aux éditions de l’Atelier in8, 12€.

Lignes de faille, de Nancy Huston

Nancy Huston, canadienne d’origine, installée à Paris, s’est fait connaître en France grâce à ses livre Instruments des ténèbres et L’Empreinte de l’ange. Pour ma part, je l’ai découvert grâce à un roman surprenant : Lignes de faille.

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Ce roman est divisé en quatre parties, dans chacune d’elle, un narrateur différent âgé de six ans : Sol, Randall, Sadie, Kristina. Leur seul point commun, c’est le sang. En effet, chaque narrateur est l’enfant du suivant : Sol est le fils de Randall, Randall le fils de Sadie, Sadie la fille de Kristina. Cette mise en comparaison est criante de révélation, les points communs entre ces enfants que des dizaines d’années séparent sont nombreux, et montrent du doigt les fêlures de notre monde. Tous ont été touchés de près ou de loin par les bouleversements politiques, par la guerre, que ce soit en Irak, à Haïfa ou dans les pays de l’Est. Chacune de ces générations est marquée par des renversements sociétal ou intime amorcés par leurs parents, leurs grands-parents. Les actes ne restent pas sans conséquences et les répercussions se font aussi à long terme. Quelques soient ses convictions politiques, religieuses, ses valeurs, ses points de vue et prises de position sur la violence, l’ingérence, et surtout, quelque soit l’époque, il semble que la barbarie humaine ait toujours une longueur d’avance, il est difficile de la rattraper, de la stopper. On peut au mieux, remonter dans le passé et enquêter mais il ne faudrait pas alors oublier son présent qui est déjà bien sombre.

Le témoignage à la première personne de ces gamins, qui observent et subissent, peut faire peur. Leur comportement est souvent vicié, cela s’aggravant avec les générations. Mais ils ne sont que le fruit de leurs parents, eux-mêmes engendrés et éduqués par leurs parents. Ce compte-à-rebours vers le secret final, la révélation manquante a un côté vertigineux. Comment d’un enfant qui avale en secret des centaines d’images d’atrocités irakiennes, passe-t-on à un gosse amoureux d’une arabe et ne comprenant rien à la Palestine, aux juifs, à Israël ? Et comment de ce gamin, arrivons-nous à une fillette manquant de la présence d’une maman et élevée par des grands-parents trop strictes ? Mais cette enfant et sa mère, quand elle-même était âgée de six ans, cherchent à comprendre toutes deux, dans des temps différents, d’où cette fêlure, cette faille est partie, de quel recoin nazi elles viennent.

L’histoire de cette famille, du Canada à l’Allemagne, en passant par New York et la Californie, est complexe, et lourde à porter. Les drames ne l’auront pas épargnés, toutefois, il reste une lueur d’espoir, qui permet de faire resurgir la vérité : la musique, la recherche d’une mémoire cachée, la fidélité et l’amour, la combativité.

Grâce à ce roman, j’ai découvert Nancy Huston et son écriture forte, belle. Elle nous mène dans une marche vertigineuse sur la question générationnelle, sur le mensonge, sur le secret mais aussi sur l’amour. Même si certains sujets sont graves et douloureux, elle ne manque pas de nous dépeindre également, avec une plume drôle, des scènes plus quotidiennes de la vie familiale ou enfantine. Cette écrivaine a su s’imprégner de chaque époque et de ses enjeux avec justesse. Cette enquête d’existence en quatre chapitres nous permet de voyager entre les conflits des années 1940 auxXXIe siècle de façon nouvelle et détournée et d’en voir des côtés qu’on ne soupçonnait pas. J’ai beaucoup appris dans ce livre sur des guerres qui n’étaient pas les miennes mais qui pourtant ont également marqué ma vie, ma famille (même si c’est de façon beaucoup plus douce heureusement !) et que je ne comprenais pas auparavant. Mais j’ai aussi été touchée par une mise en garde cachée au fond de l’oeuvre : celle de se méfier de la puissance de la violence humaine, qui semble être sans fin et toujours plus dure et difficile à gérer. Car il ne faudrait pas qu’en plus de tous les malheurs qu’elle engendre, elle fasse éclater des familles à l’aide du mensonge. Il s’en est passé des choses entre ces générations, des bons et des mauvais moments, mais ce roman sait nous faire voir que derrière chaque histoire, derrière chaque souffrance se cache un drame, personnel ou mondial.

L’écriture de Nancy Huston est le juste milieu entre un prise de conscience bouleversante pour le lecteur, un histoire prenante et passionnante et la vérité historique. Jamais elle ne tombe dans l’excès pathétique et c’est presque avec plaisir mais aussi avec compassion qu’on accueille ces voix d’enfants.

Nancy Huston, Lignes de faille, aux éditions Actes Sud (Babel, poche 841), 9€50.