« J’ai l’impression de n’avoir pas vécu. C’est mon seul regret dans l’existence. (…) Je sens que je deviens perméable. Mes os deviennent poreux. La dernière fois que j’ai tenté de me sectionner le poignet avec un couteau, le médecin m’a dit : tu vas finir par y arriver, tes poignets s’amincissent à force, ils ne cicatrisent plus. Je suis en train de pourrir. Je sens une odeur qui vient de l’intérieur, sort pas mes narines et par ma bouche, une odeur intolérable. Je vois bien que cette odeur incommode. Depuis quelques temps, les gens conservent une certaine distance avec moi. Ce n’est pas par respect. Les gens ne me respectent pas, ni moi, ni rien, ni personne. C’est l’époque qui veut ça, et les gens aussi. »
Ce « je », c’est Eduard Einstein, le deuxième fils du physicien, du savant, celui qu’on appelle le « père de la bombe atomique ». Le cas Eduard Einstein a été écrit par Laurent Seksik. Il est sous-titré roman car beaucoup de choses sont bricolées dans ce livre, ou ne sont que des suppositions. A partir de lettres, d’articles et de divers documents, l’auteur a reconstitué une partie peu connu de la fresque Einstein.
Le père écrira au sujet d’Eduard « Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution ». Peut-être une des seules phrases où le savant évoquera vraiment Eduard. Nous sommes en 1930, Eduard a 20 ans, Eduard devient fou. Il entend des choses qui n’existent pas, il a des accès de violence, il verse dans l’auto-destruction. Sa mère, Mileva Maric, le conduit à l’hôpital psychiatrique. Après plusieurs allers et retours, les années finissent par passer, et Eduard s’installe pour toujours parmi les fous, de plus en plus seul, de plus en plus miséreux.
Mais il n’est pas le seul personnage en question dans ce livre. Ici, trois destins se mêlent : celui d’Eduard bien sûr, mais aussi celui de Mileva la mère, la femme qui a été délaissée par cet Albert qu’elle aimait tant, et par son premier fils qui a fui la fureur des Allemands. Il ne reste que son fils schizophrène, qu’elle aime malgré les échos étranges de sa voix. Elle essaie de continuer à avancer, malgré cette hanche qui la fait boiter et souffrir, malgré les drames de sa vie.
Parallèlement, il y a l’homme, il y a Albert Einstein. Un grand homme qui doit faire avec son succès : les rumeurs, les menaces, l’incapacité de contrôler ce qui est dit et propagé sur lui, le dossier de la CIA, son côté juif que tout le monde n’aime pas, les reproches après la bombe atomique. A vouloir trouver des vérités scientifiques, on découvre surtout que l’homme est un loup pour l’homme. Il a du s’exiler, il a du dire adieu à son dernier fils avec un ultime air de piano et de violon, ce fils qui ne l’aime pas, qui le hait dans sa folie. Il n’a pas su trouver les mots, les gestes, le courage. Il regrettera.
C’est un livre qui parcourt des dizaines d’années, c’est un livre vécu avant, pendant et après le nazisme. Mais c’est surtout un livre sur une famille qui n’arrive pas à en être une, à cause des aléas de la vie, à cause des différences et de l’histoire du monde.
C’est un tour de force qu’a réalisé là Laurent Seksik. C’est un roman, on le prend comme tel, toutefois on se sent plus proche de ces personnages qui ont réellement vécu. On comprend mieux la complexité d’être Albert Einstein, ou d’être cette femme dans l’ombre du savant, ce fils oublié dans un asile. On entre chez les fous, on parcoure l’intime et ses fissures, mais sans jamais tomber dans des poncifs, toujours avec délicatesse et pudeur, comme si les choses étaient évidentes, et n’étaient plus en jeu. Ce n’est pas une écriture où la douleur se montre et fait spectacle, mais plutôt celle d’individualités remplies d’émotions et de contradictions.
La lecture est agréable. De chapitre en chapitre, on suit chaque personnage et chacune de leurs pensées. On voit évoluer leurs vies, on parcoure les lettres qu’ils ont pu écrire. Le style indirect libre nous plonge directement dans leur présent qui est en réalité du passé. Nos failles personnelles rentrent en résonance avec celle de cette famille au nom célèbre.
C’est un roman particulier, curieux, qu’il faut apprendre à aimer. Mais le style simple mais travaillé, unique mais agréable, le sujet passionnant et le réalisme des personnages en font un livre à découvrir.
Laurent Seksik, Le cas Eduard Einstein, aux éditions Flammarion, 19€.