Mon amour, de Julie Bonnie

Grâce aux éditions Grasset, j’ai pu cette semaine renouer avec la romancière Julie Bonnie, dont j’avais chroniqué le premier livre, un avis assez dur et négatif, mais sincère. J’avais prévu de mettre cette chronique en ligne le jour de la sortie du livre, c’est-à-dire le 4 mars 2015, mais j’ai eu l’excellente idée de me renverser du café bouillant sur la main ce jour-là, donc j’étais surtout occupée à gémir et à me plaindre avec un sac d’épinards congelés sur le pouce. Ridicule. Mais aujourd’hui, ça va un peu mieux, je peux taper sur un clavier sans trop souffrir – autant dire que je revis.

Bref, revenons à nos moutons. Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui s’intitule Mon amour, (oui, oui, virgule comprise). On y retrouve quelques thèmes qui semble chers à notre romancière : la maternité (accouchement et nourrisson), la notion de couple, et la vie d’artiste. Le livre se constitue d’une suite de lettres jamais envoyées, plus écrites pour soi que pour le destinataire. D’un côté, il y a une femme, tout juste mère, qui écrit à son compagnon. Son compagnon lui écrit également, il est parti en tournée internationale – il est pianiste de jazz. Ils ont une petite fille, une toute petite fille.

La femme vit une passion maternelle et regrette son amoureux qui est au loin, l’homme vit une passion artistique tumultueuse et regrette de ne pas être tout à fait le compagnon idéale. A travers ces mots, on sent que l’amour qui unit deux êtres, et qui est le ciment d’une famille toute neuve, est difficile à maintenir. C’est un lien étroit et fragile, parfois malmené.

Puis les lettres font entrer de nouveaux personnages autour de cet homme et de cette femme, et notamment un autre homme. Je vous rassure, on ne va pas tomber dans le banal trio amoureux. Disons que les choses sont plus sensibles, pudiques, complexes. Il y a la colère, la jalousie mais surtout l’attirance, la fidélité, le coup de foudre, la parentalité. Il serait idiot de résumer ce livre à un simple chassé-croisé des coeurs car c’est beaucoup plus que cela.

J’ai apprécié la profondeur psychologique des personnages (c’est ma corde sensible de lectrice) : Julie Bonnie prend le temps de leur donner de l’épaisseur grâce à une écriture à la fois concise, précise et bouleversante. Elle arrive à traduire en mots – ceux directement écrits par ses héros – les silences, les choses inavouables, les échanges de regard, les pincements au cœur. Il y a une vraie intrigue dans ce roman, une histoire qui change le cours des vies. A la fin de cette lecture, des mots résonnent dans notre tête : famille, amour, couple, parent, art. Mon amour, traite de ces sujets avec douceur et force en même temps, de façon toujours sincère. Cette fois, je n’ai pas été déçue mais complètement comblée par ce nouveau roman de Julie Bonnie, une belle preuve qu’en écriture, on s’améliore en pratiquant.

Julie Bonnie, Mon amour, Grasset, 17€50.

Be-Bop, de Christian Gailly

« Chez le marchand, la marchande, c’est une dame, Lorettu prend le journal, donne ses dix balles, prend sa monnaie, et, au lieu de se barrer, comme n’importe qui s’en irait, il reste planté devant la dame, pourtant la dame n’est pas aimable et le magasin sent l’encre, le papier, la poussière, d’ailleurs non, il n’a pas envie de parler, pourquoi ai-je dit qu’il avait envie de parler ?, sans doute parce que j’avais envie de parler, non, il n’a pas envie de parler, il veut juste entendre le son de la voix de la dame, ne serait-ce que merci, au revoir monsieur, même pas, au revoir jeune homme, ça ne le gênerait pas, et pendant ce temps-là les secondes passent, au moins trois, c’est long quand on a peur, la dame a peur, elle n’ose pas leur demander s’il désire autre chose, elle attend qu’il s’en aille, elle regarde le pansement sur la joue de Lorettu, se disant ce gars-là s’est battu, je suis bien tranquille, il a donné des coups, il en a reçu, pour en donner ou pour en prendre, faut être là, faut aimer ça.
Je me suis coupé, dit Lorettu. Il décolle son pansement. La dame grimace, ferme les yeux. Il s’est quand même fait une belle entaille. C’est rien, dit-il. Il recolle son pansement. La dame regarde dehors, cherche du regard quelque chose dehors. Lorettu se retourne, regarde aussi dehors, où la dame regarde. Le soleil met du luisant dans les prunelles du général, du relief dans ses favoris, gomine ses boucles. »

bebopAujourd’hui, je vous propose un court roman qui swingue, idéal pour se redonner de l’énergie en ce début d’hiver. Il s’agit de Be-Bop de Christian Gailly, publié en 1995. Pour ceux que ça intéresse, le bebop est courant musical de jazz né dans les années 1940/50, c’est quelque chose qui bouge, qui est très rythmé, foisonnant, qui demande aux musiciens pas mal de technique et qui aiment beaucoup les improvisations. Bref, idéal pour des boeufs endiablés dans les sous-sols d’un monastère.

Be-Bop, c’est l’histoire de Lorettu, un musicien de sax alto qui ressemble à Gerry Mulligan mais qui joue comme Charlie Parker. Ses talents de musicien enfin mis au jour lors d’une improvisation risquée, il sent sur lui le regard de la belle Cécile, une femme grande et élégante accompagnée de sa fille un peu nymphomane… Sur le lac Léman se dénouera leur histoire mais le jazz-man n’oublie pas ses obligations. Au chômage, il est « dans la mouise » financière et doit donc trouver au plus vite un boulot : il répond à la première petite annonce qu’il croise et, à force de culot, est engagé dans une entreprise d’assainissement.
La deuxième partie du livre peut alors commencer : on y retrouve un couple banal, Paul et Jeanne, qui s’aiment et aiment leur routine. Ils ont décidé de prendre des vacances et pour cela de louer une maison, mais leur séjour commence bien mal car filtre à travers la plaque d’égout ce liquide brunâtre et nauséabond qui empuantit toute la vallée. Heureusement, Lorettu vient à leur rescousse, et « ce qui étonne Paul, c’est que Lorettu chante ce thème de Parker, extrêmement difficile, comme tous les thèmes de Parker, avec une justesse, une précision absolument époustouflante. Ça l’étonne tellement qu’il le lui dit. » Il n’en fallait pas moins pour attiser la curiosité du tranquille mari, revisité alors par les démons du jazz qui l’ont si longtemps accompagné.
La troisième et dernière partie du livre, je vous laisse la savourer. Elle n’est que partage, sourire, rythme, swing et danse.

Néophytes du jazz, n’ayez pas peur, ce livre vous accueille à bras ouverts et vous rend complice de ces notes et de ces accords, de ces cuivres, de cette basse, de cette batterie qu’on n’a jamais frôlé. C’est dingue comme la musique peut prendre de la place dans la vie ! Elle envahit notre corps et nous fait claquer des doigts rien qu’à la lecture de ce roman. C’est que Gailly est fort, très fort pour faire swinguer les phrases au rythme de sa pensée. L’écriture est la musique, l’écriture est Lorettu, les personnages nous sont offerts entièrement dans les mots de l’auteur. Il ne faut pas au premier abord se laisser décontenancé par ce style qui peut nous sembler étrange, comme venu d’une autre planète. C’est la planète des afro-américains inventeurs du bebop, c’est la planète des pas de danses et de l’amitié où on est tous les bienvenus ! L’écriture coule, glisse le long des pages comme une impro qui dure, qui dure délicieusement pour se finir en apothéose. Lire Be-Bop, c’est faire l’expérience d’un roman qui est bien plus qu’un livre ou même qu’une partition, de musique ou de vie : lire Be-Bop c’est se rendre compte que l’écriture, ce n’est pas que des mots, ou alors des mots qui transcendent, qui emportent sur le fleuve d’une vie un lecteur ravi de cette musique hilarante et évidente !

Villa Amalia, de Pascal Quignard

Je vais un peu vous parler de moi. Mais très rapidement, juste histoire d’aborder l’ouvrage d’aujourd’hui. J’ai la chance de rejoindre en septembre prochain la première promotion du master professionnel « Métiers de l’écriture » qui ouvrira ses portes à la rentrée. Un honneur mais surtout une immense joie. En plus de cours passionnants type journalisme, étude de brouillons, scénario, nous aurons la chance de rencontrer trois « grands » auteurs durant l’année scolaire. Le premier n’est, ni plus ni moins, un monstre de la littérature française : Pascal Quignard. Certes, il n’est pas forcément connu dans tous les ménages ; il a pourtant écrit des montagnes de livres, essais ou romans. Et son dada, c’est la musique. Elle le hante, le vampirise, l’angoisse, le comble, le tiraille, le passionne. Une relation tumultueuse où il tente de démêler les différents fils, et cela que ce soit à travers ses oeuvres de fictions ou ses essais, fragmentés.
On dit souvent de Quignard qu’il est un peu opaque, difficile à étudier. Je l’avoue, si l’on n’est pas mélomane, certains de ses livres nous paraissent un peu dur d’accès. J’ai du, pour préparer cette rencontre, lire quelques uns de ces livres : deux essais : La Leçon de musique et La Haine de la musique, et deux romans : Tous Les Matins du monde et Villa Amalia. C’est ce dernier ouvrage que je vais aborder dans cette chronique. Ce n’est peut-être pas un choix judicieux pour vous faire découvrir cet auteur, car son empreinte est un peu plus cachée, profonde, moins évidente. Mais j’ai passé un tel bon moment de lecture avec ce livre que je souhaitais le partager avec vous.
Villa Amalia est un livre bouleversant. On suit l’histoire d’une femme, proche de la cinquantaine pour qui la vie prendra un tournant radical. Ann surprend son compagnon avec une autre femme alors qu’elle-même est surprise par Georges, un ancien camarade de classe primaire. Face à cette trahison, elle décide de quitter la vie parisienne, sans rien dire à l’homme qui a partagé sa vie pendant quinze ans : elle se débarasse de tous ses effets personnels, vend la maison, quitte son travail, change de voiture. Elle achète à Georges un petite maison dans son domaine, pour en faire sa « hutte ». Ann est compositrice, elle arrive à faire gémir et pleurer la musique pour avoir son essence même, et son oeuvre demande donc un lieu de travail adéquat. Après quelques voyages à droite, à gauche, elle se fixe quelque temps sur l’île italienne d’Ischia. Et là, c’est le coup de foudre, un élan amoureux violent et irrépréssible. Ann est tombée amoureuse d’une villa au toit bleu, presque inaccessible et inhabitée : la Villa Amalia. Des rencontres s’y feront, des amours s’y noueront, des drames y surviendront. C’est toute une part de sa vie qui est dévorée par cette demeure. La chaleur de l’Italie met le feu à son existence routinière.
« Elle aimait de façon passionnée, obsédée, la maison de zia Amalia, la terrasse, la baie, la mer. Elle avait envie de disparaître dans ce qu’elle aimait. Il y a dans tout amour quelque chose qui fascine. Quelque chose de beaucoup plus ancien que ce qui peut être désigné par les mots que nous avons appris longtemps après que nous sommes nés. Mais ce n’était plus un homme qu’elle aimait ainsi. C’était une maison qui l’appelait à la rejoindre. C’était une paroi de montagne où elle cherchait à s’accrocher. C’était un recoin d’herbes, de lumière, de lave, de feu interne, où elle désirait vivre. Quelque chose, aussi intense qu’immédiat, l’accueillait à chaque fois qu’elle arrivait sur le surplomb de lave. C’était comme un être indéfinissable, euphorisant, dont on ne sait par quel biais on se voit reconnue par lui, rassurée, comprise, entendue, appréciée, soutenue, aimée. »
L’écriture de Quignard est forte. Je lui reproche dans ses autres livres, notamment ses essais, une écriture très personnel, pour lui, qui me mettait mal à l’aise. Ici, cela se ressent moins et on est happé par les émotions puissantes qui traversent le bouquin. L’auteur nous plonge dans les bouleversements profonds de la vie et de la mentalité d’Ann. Un peu en voyeur, on suit ce parcours si atypique avec peur et délectation. Quignard sait jouer avec brio de toutes la palette sentimentale mise à la disposition de l’auteur. Il nous fait voyager mais toujours avec un fond pessimiste. Qu’importe le chemin qu’on prend, qu’importe si on décide de changer du tout au tout, à la fin, il y a la mort, plus ou moins rapide, plus ou moins méritée mais inéluctable. C’est un livre dont on ressort en titubant. Plus que jamais vous ressentirez ce sentiment contradictoire du « Je veux changer ma vie mais j’ai peur ». C’est écrit avec les tripes, à la sueur du front, au sang des larmes et c’est pour lire des choses comme ça que l’on lit des romans.
J’ai oublié de vous dire que depuis quelques semaines, je chronique également pour le site culturel Les Plumes Asthmatiques, ça se passe tous les mercredis 😉 Et si tout se passe bien, il y aura un petit compte-rendu de ma rencontre avec Pascal Quignard, qui doit avoir lieu courant octobre.