Dolce agonia, de Nancy Huston

Le fumet se répand telle une douleur dans la maison : ça m’a toujours été pénible, se dit Sean, l’odeur de la bonne cuisine, pire depuis le départ de Jody mais ça m’a toujours été pénible, dans toutes les maisons où j’ai vécu, la viande surtout, ragoûts de bœuf de mamie à Galway, soupes au poulet de m’man à Sommerville, osso buco somptueux de Jody, le fumet de la viande qui cuit une souffrance à chaque fois, un élancement de nostalgie : passe encore d’entrer dans une maison et de consommer un repas de viande, mais en humer l’odeur tout au long de sa cuisson est une torture, pas à cause de la faim mais à cause de l’idée insinuante, désespérante, sans cesse transmise et retransmise aux tripes, de la dinde en train de dorer lentement dans ses jus, faisant perversement miroiter des promesses de chaleur bonté bonheur, simples plaisirs domestiques, toutes choses qu’on ne peut avoir et qu’on n’a jamais eues, pas même un enfant.

Aujourd’hui, je vous invite à découvrir un roman que je traîne depuis des lustres dans ma bibliothèque : Dolce agonia de Nancy Huston, une auteure que j’affectionne particulièrement. Une belle découverte encore une fois.

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Thanksgiving, le repas où l’on remercie, où l’on rend grâce. Dieu est là, qui a décidé d’observer, de commenter également un moment, parmi tous les autres moments : le repas de Thanksgiving dans le maison de Sean Farrell. C’est un poète et professeur d’université, la quarantaine bien passée. Il a réuni autour de lui des amis, des gens auxquels il tient. Collègues dont il est proche, anciennes compagnes… Et chacun a emmené son épouse, son mari. Ils ne se connaissent pas tous, ils ont chacun eu des vies différentes mais un point les relie ce soir : vouloir partager un moment de bonheur alors qu’ils ont tous traversé et traversent encore des épisodes tragiques et douloureux. Entre la préparation du repas, l’attente de la neige et des discussions en petit comité, la soirée avance. Au fil des pages, on voyage dans les souvenirs et les pensées de chacun, on revit leurs vies. Ainsi, chacun d’eux finit par nous être proches : on comprend leurs réactions, leurs peurs, leurs doutes. On se surprend à les aimer ou à avoir pitié d’eux. Ce couple en deuil, cette mère inquiète pour son fils atteint d’une tumeur, cet homme qui a vu sa femme partir avec ses enfants, cette jeune épouse qui cache un lourd passé, ce vieil homme agité de souvenirs.

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L’humain et l’humanité est au centre de ce roman, plus peut-être que l’amour. On y parle énormément de famille, d’attachement, de mort, et malgré les désaccords, l’hypocrisie, les secrets, on espère que le soir de Thanksgiving saura tous les rassembler.

Il ne s’agit pas là d’un conte de Noël, il n’y a rien de féerique. Disons que c’est une œuvre à la fois poétique dans sa construction, dans son écriture et très réaliste dans son fond. La plume de Nancy Huston est rafraîchissante, talentueuse, hors normes, audacieuse. Elle reste toutefois complètement accessible et est une vraie invitation à la lecture. L’auteure écrit pour nous, pour nous faire entrer dans ce cercle d’amis en cette nuit si particulière. L’écriture est légère, passant d’un sujet à l’autre, d’une pensée à un souvenir, d’une réflexion à une discussion avec aisance. Elle se détend et devient plus intime au fil des heures et des verres d’alcool des convives. On l’épouse complètement, on ne fait plus qu’un avec elle et on est littéralement plongé dans cette ambiance. On y est, chez Sean Farrell, à ce dîner de Thanksgiving. C’est en tout cas de cette façon que je l’ai vécu. Intensément. Il faut se laisser aller à la langue de l’auteur, approuver de ne pas trop savoir où l’on va, et vous verrez : ce n’est que du bonheur.

Et vous, avez-vous déjà succombé à la plume de Nancy Huston ?

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Nancy Huston, Dolce agonia, aux éditions J’ai lu, 6€90.

Lignes de faille, de Nancy Huston

Nancy Huston, canadienne d’origine, installée à Paris, s’est fait connaître en France grâce à ses livre Instruments des ténèbres et L’Empreinte de l’ange. Pour ma part, je l’ai découvert grâce à un roman surprenant : Lignes de faille.

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Ce roman est divisé en quatre parties, dans chacune d’elle, un narrateur différent âgé de six ans : Sol, Randall, Sadie, Kristina. Leur seul point commun, c’est le sang. En effet, chaque narrateur est l’enfant du suivant : Sol est le fils de Randall, Randall le fils de Sadie, Sadie la fille de Kristina. Cette mise en comparaison est criante de révélation, les points communs entre ces enfants que des dizaines d’années séparent sont nombreux, et montrent du doigt les fêlures de notre monde. Tous ont été touchés de près ou de loin par les bouleversements politiques, par la guerre, que ce soit en Irak, à Haïfa ou dans les pays de l’Est. Chacune de ces générations est marquée par des renversements sociétal ou intime amorcés par leurs parents, leurs grands-parents. Les actes ne restent pas sans conséquences et les répercussions se font aussi à long terme. Quelques soient ses convictions politiques, religieuses, ses valeurs, ses points de vue et prises de position sur la violence, l’ingérence, et surtout, quelque soit l’époque, il semble que la barbarie humaine ait toujours une longueur d’avance, il est difficile de la rattraper, de la stopper. On peut au mieux, remonter dans le passé et enquêter mais il ne faudrait pas alors oublier son présent qui est déjà bien sombre.

Le témoignage à la première personne de ces gamins, qui observent et subissent, peut faire peur. Leur comportement est souvent vicié, cela s’aggravant avec les générations. Mais ils ne sont que le fruit de leurs parents, eux-mêmes engendrés et éduqués par leurs parents. Ce compte-à-rebours vers le secret final, la révélation manquante a un côté vertigineux. Comment d’un enfant qui avale en secret des centaines d’images d’atrocités irakiennes, passe-t-on à un gosse amoureux d’une arabe et ne comprenant rien à la Palestine, aux juifs, à Israël ? Et comment de ce gamin, arrivons-nous à une fillette manquant de la présence d’une maman et élevée par des grands-parents trop strictes ? Mais cette enfant et sa mère, quand elle-même était âgée de six ans, cherchent à comprendre toutes deux, dans des temps différents, d’où cette fêlure, cette faille est partie, de quel recoin nazi elles viennent.

L’histoire de cette famille, du Canada à l’Allemagne, en passant par New York et la Californie, est complexe, et lourde à porter. Les drames ne l’auront pas épargnés, toutefois, il reste une lueur d’espoir, qui permet de faire resurgir la vérité : la musique, la recherche d’une mémoire cachée, la fidélité et l’amour, la combativité.

Grâce à ce roman, j’ai découvert Nancy Huston et son écriture forte, belle. Elle nous mène dans une marche vertigineuse sur la question générationnelle, sur le mensonge, sur le secret mais aussi sur l’amour. Même si certains sujets sont graves et douloureux, elle ne manque pas de nous dépeindre également, avec une plume drôle, des scènes plus quotidiennes de la vie familiale ou enfantine. Cette écrivaine a su s’imprégner de chaque époque et de ses enjeux avec justesse. Cette enquête d’existence en quatre chapitres nous permet de voyager entre les conflits des années 1940 auxXXIe siècle de façon nouvelle et détournée et d’en voir des côtés qu’on ne soupçonnait pas. J’ai beaucoup appris dans ce livre sur des guerres qui n’étaient pas les miennes mais qui pourtant ont également marqué ma vie, ma famille (même si c’est de façon beaucoup plus douce heureusement !) et que je ne comprenais pas auparavant. Mais j’ai aussi été touchée par une mise en garde cachée au fond de l’oeuvre : celle de se méfier de la puissance de la violence humaine, qui semble être sans fin et toujours plus dure et difficile à gérer. Car il ne faudrait pas qu’en plus de tous les malheurs qu’elle engendre, elle fasse éclater des familles à l’aide du mensonge. Il s’en est passé des choses entre ces générations, des bons et des mauvais moments, mais ce roman sait nous faire voir que derrière chaque histoire, derrière chaque souffrance se cache un drame, personnel ou mondial.

L’écriture de Nancy Huston est le juste milieu entre un prise de conscience bouleversante pour le lecteur, un histoire prenante et passionnante et la vérité historique. Jamais elle ne tombe dans l’excès pathétique et c’est presque avec plaisir mais aussi avec compassion qu’on accueille ces voix d’enfants.

Nancy Huston, Lignes de faille, aux éditions Actes Sud (Babel, poche 841), 9€50.