Les raisins de la colère, de John Steinbeck (lecture commune d’octobre 2017)

cvt_les-raisins-de-la-colere_1811La vie ne nous laisse pas toujours le choix. J’ai été peu présente sur le blog depuis le début du mois, c’est comme ça, j’ai pris du temps pour moi. Et je suis certaine que vous pouvez comprendre cela. Rajoutez à cela un peu de culpabilité car j’ai mis un temps interminable à finir la lecture commune du mois dernier. Très sincèrement, je n’aurais jamais pensé me lancer dans la lecture d’un tel pavé. J’ai fait l’erreur de croire que ce roman pouvait se lire en un petit mois, alors qu’en réalité il s’agit d’une histoire fleuve qui demande plusieurs semaines pour être dégustée et digérée.

Les raisins de la colère est un des livres les plus célèbres de John Steinbeck, le prix Nobel de la littérature 1962. On y suit la famille Joad : Tom qui revient de prison, Pa et Man, les petits Ruthie et Winfield, Rosasharn enceinte et j’en passe. Comme des milliers de familles de l’Oklahoma, ils vivaient de la terre, de leur moisson, de leur récolte. Mais la roue tourne. Alors on les a chassé de leurs terres, comme ça. La Banque, c’est elle qui a décidé ça. On leur a dit de partir, que ce champ serait à présent cultivé avec un tracteur et un homme suffit à faire tout ça. On n’a plus de travail pour vous ici, au revoir.

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Avec les moyens du bords, avec quelques dollars qui sont toutes leurs richesses, avec de la débrouillardise, la famille Joad s’en va sur la route. Un long, très long périple qui fatigue les corps, les encrasse de poussière. Un voyage interminable où la famille a faim, où elle prie chaque kilomètres pour que le camion tienne encore. Des nuits et des nuits dans des campements de fortune à en croiser d’autres, des comme eux, des Okies. Petit à petit, les bruits courent que l’El Dorado vers lequel ils se précipitent n’est finalement pas si parfait. En effet, comme tous les autres, les Joad se dirigent vers la Californie, pour cueillir des oranges et du coton. On dit qu’il y a là-bas du travail pour tout le monde. Mais la réalité…

Les voitures des émigrants surgissaient en rampant des chemins de traverse, regagnaient l’autostrade et reprenaient la grande voie des migrations, la route de l’Ouest. A l’aube, elles détalaient, pareilles à des punaises ; dès la tombée du jour, surprises par l’obscurité, elles se rassemblaient et venaient grouiller autour d’un abri ou d’un point d’eau. Et parce qu’ils se sentaient perdus et désemparés, parce qu’ils venaient tous d’un coin où régnaient la désolation et les soucis, où ils avaient subi l’humiliation de la défaite, et parce qu’ils s’en allaient tous vers un pays nouveau et mystérieux, instinctivement, les émigrants se groupaient, se parlaient, partageaient leur vie, leur nourriture et tout ce qu’ils attendaient de la terre nouvelle…

J’ai beaucoup aimé cette famille. Je me suis attachée à chacun de ses membres qu’on apprend à connaître à travers ses actes. Ils sont courageux, ils sont curieux et généreux. Ils ne baissent pas les bras malgré les difficultés énormes qu’ils traversent et je dois dire que ça fait relativiser.

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Ce sont plus de 600 pages d’une aventure humaine incroyable que nous offre là Steinbeck. J’aurais pensé qu’à un moment il y aurait des longueurs ou de l’ennui. Mais personnellement j‘ai passionnément aimé ce livre. Il faut prendre le temps de le lire, prendre même une année s’il le faut, c’est tout à fait raisonnable. On y croit, on y est, on partage pleinement ces moments avec la famille Joad. On sent les Okies qui discutent de plus en plus, on sent l’incompréhension monter. C’est là où le titre de ce roman prend tous son sens. L’écriture de Steinbeck est incroyablement maîtrisée, ces personnages sont complètement incarnés. Rarement j’ai été autant plongée dans une histoire, et pourtant ce n’est absolument pas le genre de récit vers lequel je suis portée ! Et je ne regrette absolument pas d’avoir franchi le pas !

Et vous, avez-vous déjà tenté du Steinbeck ? Qu’en avez-vous pensé ?

Vous pouvez également aller voir l’avis de Virginy sur Des souris et des hommes du même auteur.

John Steinbeck, Les raisins de la colère, traduit brillamment de l’américain par Marcel Duhamel et M.-E. Coindreau, aux éditions folio, 9€10.

Une éducation libertine, de Jean-Baptiste Del Amo

del-amo-une-education-libertineJean-Baptiste Del Amo est un auteur qui figure dans ma PAL depuis longtemps. Et j’ai enfin trouvé le temps et l’occasion de lire son premier roman : Une éducation libertine.

Ce livre nous transporte en 1760 dans un Paris à la fois palpitant et répugnant. Gaspard, un jeune homme, a quitté la ferme familiale de Quimper pour venir tenter sa chance à Paris. Très vite, il est comme hypnotisé par la Seine, pour laquelle il éprouve à la fois de la peur, du dégoût et de l’amour. Gaspard est malin, il sait rester à sa place mais ne manque pas non plus de culot. Il trouve très vite un travail. Mais cela ne lui suffit plus, il veut s’élever, ne pas rester au ras du sol. Gaspard va découvrir toutes les facettes de la capitale : la misère, les bordels, la faim, la mort mais aussi les raffinements des salons parisiens, la vie mondaine, l’amour bien caché derrière les portes des garçonnières. Il va tomber amoureux, presque obsédé, avant de perdre celui (oui, oui, « celui ») qu’il croyait être son âme sœur. Manipulateur, il va très vite apprendre à l’être, mais peut-on vraiment tout sacrifier juste pour réussir ?

« Rien de cette vie-là n’avait prédisposé le jeune Gaspard à devenir cet homme à la démarche assurée qui descendait vers la Seine et s’égarait dans le faubourg Saint-Denis. Sauf le cri des porcs, subi nuit et jour durant tant d’années que l’infect vacarme parisien devenait soudain préférable au bruit de Quimper. Seuls les cochons avaient une incidence sur cet instant. Rien d’autre n’aurait su lier Quimper à Paris. Il était même incongru qu’il possédât un souvenir de cette vie, comme si Gaspard avait subtilisé la mémoire d’un autre. Il n’était pas né à Quimper. Il était venu au monde rue Saint-Denis, déjà âgé de dix-neuf ans. Quimper n’était ni plus ni moins qu’un héritage. Gaspard marchait vers la Seine comme on vient à la vie, dépouillé de toute expérience. Le sentiment de vide qui l’habitait précipitait en lui Paris toute entière, appelait la ville à le remplir. Gaspard n’éprouvait aucune crainte à se sentir ainsi amputé d’une partie de son être, juste un étonnement, une reconnaissance envers rien ni personne, le désir de s’offrir à la ville, d’être habité par elle. Paris était une chance inattendue, et Gaspard sentait couver la possibilité d’un nouvel horizon. »

C’est un vrai roman d’apprentissage de plus de quatre cents pages que nous offre là Jean-Baptiste Del Amo et j’avoue ne pas avoir regretter me plonger dans cette lecture à corps perdu. Le personnage de Gaspard est vraiment attachant (même si on le désapprouve parfois), on a de la curiosité pour ce garçon qui a une intelligence sociale parfaite pour le Paris du XVIIIe siècle, qui n’a pas peur des sacrifices si cela peut lui servir. Et même si on trouve parfois qu’il va trop loin, qu’il se met en danger, on le suit tout de même car au-delà de voir son avancée dans le monde, on découvre à ses côtés un Paris d’un autre siècle. Et c’est vraiment comme si on y était. L’auteur a un art de la description précise et sensorielle : on sent Paris, on entend Paris, on voit Paris, on touche Paris et même on goûte Paris. L’effroi, le dégoût, ce n’est pas le personnage seul qui le ressent mais le lecteur également ; on ne peut qu’avoir de l’admiration face à cet art de raconter le détail tout en nous captivant.

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On côtoie une fresque de personnages très différents les uns des autres : du libertin à la putain, de l’arriviste à l’honnête travailleur, de la jeune fille propre sur elle au père inhumain. L’auteur n’y va pas de main morte et brosse des portraits sévères dont on ne doute jamais car on sent l’humanité derrière cette couche de crasse ou d’hypocrisie.

Sur la forme, les paragraphes sont longs, il y a peu de retour à la ligne et les quelques dialogues sont directement insérés dans le texte. Ce qui fait des blocs de mots pas forcément aguichants à l’œil. Toutefois, je ne peux que vous exhorter à aller au-delà de l’épaisseur de ce livre et à vous plonger dedans, car une fois commencée cette lecture, une fois que vous aurez un peu fait connaissance avec Gaspard et que vous vous serez habitué au style si particulier de l’auteur, vous ne pourrez que tourner les pages sans retenue pour connaître la fin de cette histoire. J’ai vraiment été très surprise par ce premier roman parce qu’il dénote un travail énorme et un talent certain. Cette immersion dans Paris m’a vraiment faite voyager et m’a bouleversée. Je ressors de ce livre avec peine et quand j’y repense, c’est toujours avec émotion et plaisir. Bref, vous l’aurez compris, lisez Une éducation libertine !

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Jean-Baptiste Del Amo, Une éducation libertine, aux éditions Gallimard, 19€. (Existe en poche.)

Bienvenue, de Kim Yi-seol

Je suis assez contente de moi, j’ai lu mon premier roman coréen, et j’ai aimé ça. Vous le trouverez sûrement en ce moment sur les étalages de votre libraire préféré, facilement reconnaissable par sa couverture assez voyante : Bienvenue de Kim Yi-seol.

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L’auteure est née en Corée du Sud en 1975, et en est à son deuxième roman, en plus des nombreuses nouvelles qu’elle a publié. Son roman nous raconte la vie de Yunyeong qui se bat pour essayer d’améliorer son quotidien et celui de sa famille. Et pour cela, le nerf de la guerre, c’est l’argent, dans un pays où il est terriblement facile d’être pauvre. Malheureusement, l’entourage de la jeune femme ne va pas l’aider. Elle a eu un enfant avec un jeune homme qui devait passer les concours de l’administration et trouver un bon poste mais il se trouve que c’est un incapable père au foyer qui laisse ses livres d’études dépérir sur le bureau. Alors Yunyeong doit se débrouiller entre un frère accro aux jeux d’argent, une sœur qui s’endette jusqu’à n’en plus pouvoir et une mère un peu trop présente.

Heureusement pour elle (croit-elle!), elle a réussi à trouver un emploi en bordure de Séoul, dans un restaurant mené d’une main de fer par son patron, le Jardin des Jujubiers. Spécialité : la soupe de poulet au jujubes et les choses pas très légales qui se trament dans les salons privés et les pavillons annexes. Au cours de ses journées de travail exténuantes où Yunyeong peine à gagner de quoi vivre, notre héroïne a vite compris que pour se faire plus d’argent dans une maison de passe clandestine, il fallait s’impliquer un peu plus qu’au service de tables.

C’est un personnage puissant que cette Yunyeong : à bout de bras, elle soutient sa famille, elle en est le pilier mais ne récolte pas les encouragements et les merci qui vont avec. Elle se tue à la tâche, avec obstination, acharnement même et tout ça pour un bébé qui ne la reconnaît pas, pour une sœur qui ne lui téléphone que pour quémander un peu de sous, pour un homme bon à rien et qui n’a jamais de bonnes excuses.

Elle se plie à faire des choses qu’elle pensait impensables mais qui finalement n’ont peut-être pas tant d’importance dans ce monde où tout chose à une valeur sonnante et trébuchante. On peut se demander où elle trouve cette énergie, voire cet espoir qui lui permet de ne pas céder à la violence, aux basses besognes, au mépris, à la dégradation, à la pauvreté. C’est un monde brutal pour une femme, mais elle n’a d’autres choix que de s’y engouffrer pour survivre.

Kim Yi-seol a créé une héroïne vraiment à part, et attachante malgré cette tournure presque purement asiatique, une mélange de distance et d’évidence qu’il faut apprendre à dompter pour l’apprécier pleinement. C’est une plongée en terre coréenne qu’on regrette pressque puisqu’elle nous force à voir la dureté des rapports entres hommes et femmes, la dureté d’une vie qui coûte si cher mais où le travail vaut si peu. Pendant tout le livre, un mot m’a trotté dans la tête sans que je puisse mettre le doigt dessus, maintenant je le devine : c’est « reconnaissance », pour un sacrifice humain, le sacrifice d’une vie, d’une santé, d’une famille, le sacrifice du calme et de l’honneur. On ne peut pas dire que Yunyeong court après la reconnaissance, non, elle ne demande rien à personne, mais on enrage au fil des pages de voir que rien ne change pour elle, que la situation ne s’améliore pratiquement pas, on est colère car elle ne gagne que trop peu de reconnaissance.

Bienvenue est bouleversant parce qu’il décrit une réalité difficile à admettre, mais il n’est pas larmoyant, il ne provoque pas de sentiment de pitié, peut-être seulement l’impression qu’une injustice est commise ici. L’auteure a une plume directe et sincère qui nous touche directement grâce à une traduction (qui semble) impeccable.

Pour mon premier roman coréen, c’est une bonne surprise, un livre que se lit facilement et qui ne laisse pas indifférent, écrit avec clarté et justesse. A lire !

Kim Yi-seol, Bienvenue, traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel, aux éditions Philippe Picquier, 17€50.

C’est un grand moment pour moi puisque, avec cet article, j’arrive au palier symbolique des 100 billets postés. Pendant ces mois de lectures, vous avez été de plus en plus nombreux à venir faire un tour sur le blog, de mon côté, j’ai fait la connaissance d’autres univers de blogueurs littéraires, je me suis inscrite à de nombreux challenges, j’ai été un peu plus assidue sur le toile.

Merci beaucoup de lire les quelques lignes que je gribouille chaque semaine, c’est un plaisir de partager avec vous !

Dans la nuit de Bicêtre, de Marie Didier

Marie Didier est écrivain et médecin et vit sur Toulouse. Je me suis penchée sur ses ouvrages car je vais avoir la chance de la rencontrer en décembre prochain avec ma promo de master. Je souhaite donc en savoir un peu plus sur cette auteure qui habite notre magnifique Ville rose. Pour commencer mon approche, j’ai choisi un de ses ouvrages les plus connus : Dans la nuit de Bicêtre.
Elle y évoque son cheminement et ses recherches pour mettre en plein jour un personnage oublié de notre histoire : Jean-Baptiste Pussin. Admis à l’hôpital de Bicêtre en 1771 en tant que malade, il a fait la connaissance de la pauvreté et de la misère dans son plus simple appareil. Cet hôpital était censé prendre soin des plus démunis mais avec de très faibles moyens : les malades sont entassés dans la saleté et la crasse la plus répugnante, les soins médicaux sont presque inexistants, la malnutrition courrante. La plupart des patients n’attendent plus grand chose et se laissent mourrir. Mais Pussin lui décide de guérir, il fait de l’exercice et essaie tant bien que mal de prendre soin de lui. Il retrouve vigueur et commence à aider les soeurs et les garçons de service dans quelques tâches. Seul adulte dans la classe des enfants à vouloir lire et écrire, son caractère responsable le fait remarquer et très vite il est élevé au rang de soignant. Cet homme « du peuple d’en bas » grimpe les échelons .
Et il va finir responsable de plusieurs pavillons. Toutefois, il n’a d’yeux que pour celui des fous. Les malades mentaux l’intriguent : altruiste dans l’âme, il défend corps et âmes les droits de ces patients car ce sont encore des hommes. Il bannit les punitions violentes et gratuites, procure douceur et confort de vivre autant que faire se peut. Petit à petit, il apprend à les connaître et à mieux les appréhender. Sans s’en rendre compte, il va faire naître la psychiatrie. Il note, il classe, il tente de nouvelles méthodes. Quand le célèbre Pinel viendra le rejoindre, il trouvera en lui un médecin sur la même longueur d’onde, un médecin qui ira plus loin que lui et récoltera donc les lauriers. Pussin dans l’Histoire n’est qu’un maillon d’une chaîne trop longue, un nom mal orthographié et trop souvent oublié.
L’auteur a été transportée dans cette quête pour mieux connaître cet homme. Elle le tutoie, et tente de rendre à César ce qui appartient à César. En tant que médecin, Marie Didier ne peut que saluer ses initiatives novatrices pour l’époque. Dans un aller-retour entre le passé et le présent de l’écriture, la vérité se fait, au fil des pages. L’écriture d’ailleurs est vraiment touchante mais surtout vraie : si jamais un passage s’éloigne de la réalité, faute de sources, le lecteur est toujours prévenu. C’est un roman par sa narration, une biographie pour la réalité des faits, un journal intime pour les confessions de l’auteur. Mais c’est surtout un voyage dans le temps, sans voyeurisme, sans amateurisme, pour retracer avec exactitude le destin d’un homme généreux avec qui tout a commencé à changer.

Black Boy de Richard Wright

Par où commencer ? Black Boy est un livre tellement riche d’émotions, les mots se bousculent, aucun ne semble suffisant ou juste. L’auteur, Richard Wright, est un des premiers hommes noirs à écrire et publier avec succès. Après Native Son, il écrit un roman autobiographique sur son enfance : c’est ce qui donnera Black Boy. Né en 1909 dans le Sud des Etats-Unis, il part vivre à Jackson dans le Mississipi. Le roman nous décrit avec précision mais aussi et surtout avec poésie et humilité la vie difficile qu’il essaie de mener.

Sa mère tombée gravement malade, son entourage familiale l’élève ou plutôt tente d’élever ce garçon rétif et intelligent. Ne comprenant pas la mauvaise foi des adultes et leurs pressantes injonctions voire menaces à devenir membre de la communauté religieuse, Richard se défend et par là-même se fait rejeter. Muré dans une solitude qui ne le quittera jamais vraiment, il essaie de suivre en pointillés sa scolarité mais est torturté tout le jour par la pauvreté et surtout la faim qui le tourmente constamment. L’auteur nous retrace ici cette enfance faite de petits jobs mais aussi de la découverte de la relation Blanc/Noir dans le Sud ségrégationniste :

 « Je devais toujours être conscient de ma condition, y songer constamment, la porter dans mon coeur, vivre avec elle, dormir avec elle, lutter avec elle. (…) Je devenais silencieux et réservé. A mesure que la nature autour de moi se révélait de façon nette et probante, l’avenir sinistre que je voyais poindre affectait ma volonté d’étudier. (…) Et le problème de la vie pour un Nègre était dur et rebutant… Qu’est-ce qui rendait la haine des Blancs pour les Noirs si constante (…) Quelle était le genre de vie possible avec cette haine ? D’où provenait-elle ? On n’enseignait rien de ce problème en classe et chaque fois que je soulevais la question avec mes camarades, ils demeuraient silencieux ou la tournaient en plaisanterie. Ils étaient loquaces à propos des petits torts individuels qu’ils subissaient, mais n’étaient pas tourmentés par le désir de connaître le tableau dans son ensemble. »

Richard prend alors la décision de quitter cette région pour rejoindre celle du Nord plus douce et plus clémente avec les « moricauds ». Dans ce but, il épargne chaque dollar, travaille dur. Mais surtout, là nait son destin d’écrivain. L’auteur nous raconte comment il a commencé à écrire, à publier des contes dans un journal nègre puis à découvrir la littérature en dévorant des dizaines de livres.

On ne peut qu’être profondément touché par ce récit vrai de vie. La lutte en silence de Richard Wright enfant, sans tomber dans le pathos, nous ramène à la réalité de la ségrégation au début du siècle dernier. Cette autobiographie, en dehors de qualités romanesques indéniables, fait preuve de justesse mais aussi d’un lyrisme plein d’espoir comme pouvait l’être cet enfant à l’époque. Tendre et poétique, Black Boy sait touché les consciences sans les bousculer. Au fil de la lecture s’immisce en nous ce sentiment de malaise mais aussi cet espoir car l’on vit avec le personnage et au même titre que lui, nous prions pour que la vie lui soit plus douce. Trimballé et emmené dans ces aventures, la vie de l’auteur nous surprend par sa richesse et sa dureté, ce témoignage ne peut nous laisser de marbre. Sensibilité de l’écriture, simplicité dans le récit, Black Boy est un des tous premiers romans qui a parlé de la condition noire au temps de la ségrégation et a ouvert la voie à d’autres écrivains et romanciers de couleur.

« En moi naissait le désir d’une sorte de conscience, d’un mode d’existence qui étaient niés et bannis par tout ce qui m’entourait et qui étaient sanctionnés par la peine de mort. Quelque part au coeur de la nuit du Sud, ma vie avait été aiguillée sur une fausse voie, et sans que j’en eusse conscience, la locomotive de mon coeur descendait à toute allure une pente raide et dangereuse, allant au-devant d’une collision, au mépris des feux rouges qui scintillaient autour de moi, des sirènes, des coups de sifflets, et des hurlements qui remplissaient l’atmosphère. »