La Dernière des Stanfield, de Marc Levy

Eleanor-Rigby est journaliste pour National Geographic et vit à Londres, George-Harrisson est ébéniste au Québec. Un océan les sépare et pourtant ils ont tous les deux reçu une lettre anonyme leur indiquant que leurs mères avaient chacune un passé criminel. Qui est l’auteur de cette accusation ? Qu’est-ce qui relie nos deux personnages ? Un rendez-vous donné à Baltimore pourra peut-être répondre à leurs questions… et à celles du lecteur !

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La Dernière des Stanfield de Marc Levy met un peu de temps à démarrer, c’est vrai. Et nous perd aussi un peu parfois. Mais l’auteur réussit à relier trois générations, à nous faire voyager du Québec à la France en guerre en passant par l’Angleterre et les États-Unis. Très vite, on est pris dans l’engrenage dans cette enquête officieuse et familiale. On veut connaître la vérité, les liens qui unissent Eleanor-Rigby et George-Harrisson, ainsi que leurs mères. Marc Levy parvient à nous captiver complètement, on tourne les pages sans s’en rendre compte. La narration est fluide, les chapitres défilent. Il faut dire qu’on s’est beaucoup attaché à ces personnages, y compris les secondaires, et on serait prêt à les suivre au bout du monde pour faire partie de leurs aventures. Quelques fois l’auteur use un peu trop de facilité dans son intrigue – l’historien de la ville, par exemple – et ça semble un peu trop facile, mais les lieux et les décors ne manquent pas de cachet, les souvenirs de leurs familles sont racontés avec un côté rétro très réalistes… donc on fait l’impasse sur les quelques défauts et on poursuit.

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On poursuit… le dénouement arrive, et c’est génial… jusqu’aux deux dernières pages. Juste les deux dernières pages et tout cafouille. Ne lisez pas ces deux dernières pages. L’auteur a mené son roman d’un bout à l’autre, avec justesse et naturel. Et PAF ! Quel mauvais pas, quelle fin inutile ! Certaines questions sont faites pour qu’on n’y réponde pas. Pas besoin de pondre une fin incohérente, irréaliste, artificielle… ça m’a un peu gâché l’effet de cette lecture. Donc, vraiment, ne lisez pas les deux dernières pages.

Ça reste tout de même une lecture agréable et je pense retenter l’expérience avec Marc Levy. C’est divertissant, bien écrit, prenant !

Marc Levy, La Dernière des Stanfield, aux éditions Pocket, 7€90.

Le Chardonneret, de Donna Tartt

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J’en ai mis du temps à le lire ce roman. Car il faut avouer que Le Chardonneret de Donna Tartt est une belle briquette. Mais au-delà de ça, plus les jours passaient, moins je lisais. Arrivant même à lire les pages dix par dix uniquement pour faire durer le plaisir. Attention, coup de cœur en vue…

L’histoire est difficile à résumer. On suit Théo qui nous parle de lui, de sa vie, de ce qui lui arrive. Au début de l’histoire, c’est encore un adolescent ; on le voit grandir au fil des pages. [Attention, je spoile les 100 premières pages (sur 1100) du roman.] Alors qu’il visite un musée avec sa mère, une bombe explose. Elle meurt sur le coup, et Théo encore sonné va assister au dernier souffle d’un homme. Ce dernier va lui faire comprendre avant sa mort qu’il ne peut pas laisser ce tableau dans ces ruines. Le tableau en question, c’est Le Chardonneret, un minuscule chef-d’œuvre, juste au-dessus de leurs tête. La vie de notre héros est bouleversée : il se retrouve orphelin de mère, avec un père qui a foutu le camp il y a des mois de cela. Il est en possession d’une peinture de maître qu’il cache sans trop savoir pourquoi. Et sa rencontre avec l’homme à l’agonie va le pousser à faire de nouvelles rencontres étonnantes et décisives.

Les événements auraient mieux tourné si elle était restée en vie. En fait, elle est morte quand j’étais enfant ; et bien que tout ce qui m’est arrivé depuis lors soit ma faute, à moi seul, toujours est-il que, lorsque je l’ai perdue, j’ai perdu tout repère qui aurait pu me conduire vers un endroit plus heureux, vers une vie moins solitaire ou plus agréable. Sa mort est la ligne de démarcation entre avant et après. Et même si c’est triste à admettre après tant d’années, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait autant donné le sentiment d’être aimé.

Il m’est très difficile d’en révéler plus, déjà pour ne pas vous gâcher le plaisir de la lecture, mais aussi parce que tous ces éléments sont à la fois primordiaux et liés. Le tableau est le fil conducteur de l’œuvre, on le retrouve au début et à la fin et il fait de nombreuses apparitions au centre du roman, mais ce n’est pas le sujet principal selon moi.

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Le Chardonneret est une œuvre beaucoup plus grande, qui essaie d’englober la vie d’un jeune adulte avec ses hauts et ses bas. Surtout ses bas en fait. Il y a un certain défaitisme dans l’écriture de Donna Tartt : on est impuissant face à la mort, et on ne peut souvent pas empêcher les autres de faire leur choix. La vision des choses ici est assez complexe : il y a cette mort omniprésente, qui semble à la fois si banale et si imprévisible, mais il y a aussi l’espoir, le renouveau, la vie, à travers notamment ce petit oiseau, ce petit chef-d’œuvre qui n’en finit pas d’éclairer par sa beauté et sa naïveté les pages de ce livre.

Mais attention, ce n’est pas un roman triste. Disons que c’est un roman qui suit un personnage malchanceux, qui fait parfois les mauvais choix, qui nous reste un peu obscur et secret quand bien même on penserait bien le connaître. C’est une vraie épopée, l’aventure d’une vie, avec des décisions à prendre, des regrets et des surprises. L’écriture de Donna Tartt est tout simplement merveilleuse. Elle sait rendre cette histoire irrésistible et envoûtante, on tourne les pages sans s’en rendre vraiment compte. Il faut dire que l’auteure pense sa narration d’une main de maître : elle nous emmène où elle veut, on la suit sans sourciller dans les circonvolutions de son histoire.

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Je me rends compte que je ne vends peut-être pas très bien ce groooos roman et ça me désole un peu. Je pense que je n’ai pas vraiment pas les mots pour parler convenablement de cette œuvre, car elle me dépasse un peu. C’est l’histoire d’une vie, que vous devez absolument lire. Voilà. Alors c’est sûr, ce n’est pas un grand destin, c’est plutôt le récit des actions et des choix d’un adolescent qui s’est retrouvé paumé. Mais ça vaut le coup, vraiment. Laissez-vous transporter par la plume de Donna Tartt. Vous ne le regretterez pas.

Donna Tartt, Le Chardonneret, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt, aux éditions Pocket, 13€.

Nymphéas noirs, de Michel Bussi

Depuis janvier sur le blog, vous pouvez participer si le cœur vous en dit à des lectures communes chaque mois. Celle du mois de février 2016 était Nymphéas noirs de Michel Bussi.

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Plongée dans la peinture impressionniste, découverte ou redécouverte de Monet et de sa ville, Giverny. Dans ce petit coin de France, un meurtre a eu lieu : un ophtalmologue réputé a été tué. Deux policiers sont sur l’enquête : Laurenç, fraîchement débarqué du Sud, et Silvio, bientôt papa. Chacun à leur façon – instinctive ou méthodique – ils vont partir à la recherche d’indices et de suspects. Dans cette petite ville aux nénuphars, vous croiserez également une jeune femme institutrice qui s’ennuie de son mariage, une petite fille très douée en peinture mais aussi une vieille dame tellement discrète qu’on l’oublie, accompagnée de son chien Neptune.

Comme vous vous en doutez, c’est un livre policier, il m’est donc difficile de vous en révéler plus, de peur de vous dévoiler un élément en trop. Les policiers vont explorer plusieurs pistes liées à Monet, à la peinture, à la famille, à l’amour, au passé de la victime : crime passionnel ou crapuleux, rien ne sera négligé. C’est un réel plaisir de suivre cette enquête aux côtés de Silvio et Laurenç, des personnages forts, avec des caractères bien différents qui rendent ce roman vraiment divertissant. On se demande longtemps où l’auteur veut en venir, on en vient presque à se dire qu’on ne trouvera jamais la réponse à ce crime, puisque toutes les pistes envisagées peuvent fonctionner ! A plusieurs reprises, il y a des revirements de situation, et on se dit à chaque fois qu’on va obtenir des réponses, mais le suspens ne fait que continuer.

Ce roman m’a vraiment rendue très curieuse de l’impressionnisme et de Monet, j’ai foncé à la médiathèque prendre des livres sur les Nymphéas de ce fameux peintre. Et si Giverny n’était pas si loin de chez moi, j’y organiserais un week-end au plus vite !

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Côté écriture, disons que c’est un roman qui prend son temps, on veut connaître la fin mais il est moins oppressant qu’un thriller par exemple. On sait déjà que les victimes sont mortes, et le calme habituel de Giverny et de la maison de Monet plane sur cette histoire. Toutefois, ne vous détrompez pas, cela ne signifie pas que je me suis ennuyée, au contraire ! J’ai passé un très bon moment en compagnie de ces personnages, je me suis posée mille questions sur l’enquête en cours, sur l’identité du tueur et surtout je suis restée bouche bée pendant les cinquante dernières pages. Quelle révélation ! On n’a qu’une envie après cette lecture : recommencer pour voir cela sous un jour nouveau grâce au revirement final.

Nymphéas noirs est à la fois une lecture très très intéressante qui vous passionnera pour la peinture, mais aussi divertissante et accrocheuse. Laissez-vous tenter !

Michel Bussi, Nymphéas noirs, 9€50, chez Pocket (l’édition limitée avec sa tranche fluo est très belle!).

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La carte et le territoire, de Michel Houellebecq

Vous assistez à beaucoup de mes premières fois sur ce blog. Aujourd’hui, mon premier Houellebecq, La carte et le territoire, et ce n’était pas une aventure anodine.

 

L’histoire est celle d’un artiste, Jed. D’abord, il a photographié des objets, mais très vite, il s’est focalisé sur les cartes Michelin, ce qui lui a valu une belle renommée et aussi de rencontrer la charmante Olga. Puis il revient vers ses fondamentaux, la peinture, pour représenter des métiers. De grands tableaux virent ainsi le jour, comme « Le journaliste Jean-Pierre Pernaut animant une conférence de rédaction. » Cette passion et cette profession va le pousser à la rencontre d’un écrivain français connu pour son penchant dépressif : Michel Houellebecq (oui, oui, le même qui a écrit ce roman).

Je vous comprends, résumé comme ça, ça n’a l’air très chatoyant, et ça ne l’est pas. Toutefois, il y a une certaine élégance dans la vie de Jed, qui n’est pas vraiment monotone, ni vraiment rocambolesque. On voit à l’œuvre quelques unes de ses errances artistiques, ses souvenirs amoureux, l’évolution de sa relation avec son père. Son entrée en société ne le change pas tant que ça, avoir de l’argent lui apporte le confort mais pas le bonheur.

L’apparition de la réalité, de notre réalité n’est pour moi pas tout à fait évidente dans les romans. J’ai eu beaucoup de mal à croiser Julien Lepers ou Beigbeder dans ces pages, ça m’a donné un certain sentiment de malaise, d’écœurement. Mais on peut dire que l’auteur est allé au bout de cette manœuvre puisqu’il s’est représenté lui-même (et pas qu’un peu) dans son roman. C’est très inhabituel, plutôt désarçonnant, mais ma foi, pourquoi pas ?

J’ai préféré la troisième et dernière partie aux deux autres, car celle-ci a plus de relief, d’action, de suspens même (bon, avouons toutefois que la fin m’a un peu déçue) : Jed Martin devra en effet aider un certain commissaire Jasselin dans la résolution d’une enquête pour meurtre : un assassinat mis en scène d’une manière atroce.

L’écriture de Houellebecq n’est pas déplaisante mais elle touche tellement le réel que j’ai eu du mal à l’apprécier vraiment. Je me plonge dans les romans pour aller dans un ailleurs, or là, je me suis retrouvée projetée dans Paris, dans une sphère artistique que je ne côtoie pas certes, mais j’ai du pénétrer tel un voyeur dans l’intimité de Jed, j’ai retrouvé des éléments de mon monde (un monde trivial, banal) que je ne m’attendais pas à voir ici, et je n’ai pas aimé ça. Bon, j’ai quand même fini ce roman, je ne me serais pas forcée si j’avais détesté. Je ne sais pas trop quoi en penser. Ce fut une expérience bizarre, presque intrusive. Je suis contente d’avoir testé mais de là à dire que je relirai du Houellebecq…

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, aux éditions Flammarion, 22€50.

La Couleur du soleil, d’Andrea Camilleri

Bon promis, après ça, j’arrête les livres d’auteurs italiens ou qui ont un rapport à l’Italie. Cette fois, je me suis intéressée à un auteur italien célèbre : Andrea Camilleri. Pourquoi ? En fait, j’ai été bénévole pour la première fois l’année dernière au Marathon des Mots de Toulouse, grand festival qui accueille beaucoup d’écrivains et d’artistes, et l’Italie était justement le pays à l’honneur pour cette édition. Je baragouinais alors deux, trois mots d’italien, et vu que j’étais disponible sur toute la durée de l’événement, hop ! J’ai été catapultée ange-gardien de Môôsieur Carlo Lucarelli, un homme très gentil et patient (je devais paraître cruche devant lui à utiliser mon mini-dictionnaire bilingue toutes les deux syllabes). Par la même occasion, j’ai rencontré son pote de lettres Pennachi (un personnage haut en couleur!) et tous les deux évoquaient sans cesse leur ami Camilleri. Étant donné que je n’ai lu aucun livre de ces trois auteurs, je me suis dit qu’il fallait que je m’y mette, et comme par hasard le jour même, dans une mignonne petite librairie de Carcassonne, je tombe sur La Couleur du soleil d’Andrea Camilleri.

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La quatrième de couverture a fini de me convaincre. Je ne suis pas très calée en peinture mais s’il y a bien un artiste que j’adore, pour lequel je me déplace aux expositions et aux musées, c’est bien Caravage. Et justement, le roman en question (car même si au premier abord on peut se tromper, c’est bien un roman) retranscrit des passages d’un journal écrit de la main même du grand peintre. J’adore quand l’Histoire se mêle à la fiction, j’ai succombé.

Alors que Camilleri était à Syracuse, il se fait embarqué dans le plus grand secret jusqu’à la demeure d’un étranger. Là, l’homme lui avoue que sa femme décédée avait pour souhait de lui montrer des écrits personnels, encore inconnus, de Caravage. A la va-vite, il a une soirée pour retranscrire quelques passages avant d’être ramené à son hôtel.

Qu’est-ce qu’on peut y lire ? Des morceaux de sa vie, de sa pensée, de ses tourments, de sa fuite pour échapper à une accusation de meurtre, de son égarement. On entrevoit également sa vie d’artiste, ses commandes, ses relations. Alors que XVIe siècle se termine, Camilleri nous laisse entrevoir une facette méconnue de ce peintre à la vie mouvementée. Ses passages à Malte, Girgenti (actuelle Agrigente), Licata, Syracuse, Messine et Palerme, dont certains n’étaient alors que supposés. Chevalier de grâce puis pourchassé sur ordre papal, Caravage s’administre dans les yeux un liquide noir qui lui permet enfin de supporter la violente lumière du soleil. L’astre de lumière lui apparaît alors sombre, peut-être ce qui a rendu ses peintures si subtiles dans le clair-obscur, mais on dit aussi à cette époque que ces gouttes sont un poison, une invention du Diable qui pervertit une des plus belles création divine.

J’ai beaucoup apprécié cette recréation de l’Histoire, cette appropriation fictive mais qui paraît (et qui pourrait être) réelle. Il ne faut pas tomber dans le piège de croire que ce sont de vrais écrits de Caravage, d’ailleurs l’auteur le dit explicitement à la fin. Ce qui m’a beaucoup étonnée, c’est le style qui se plie vraiment à la langue de l’époque (d’ailleurs, bravo au traducteur qui retranscrit fidèlement cela en français!), même si Camilleri précise avoir lissé le ton « rocailleux » de l’écriture caravagesque. C’est un peu difficile au début, mais on s’y fait vite, ça coule plus facilement que du Rabelais. Mais je ne le conseillerais pas non plus à ceux qui veulent une lecture très cool, il faut faire un peu de gymnastique d’esprit au début !

Malheureusement, ce livre a quelques défauts. Le contexte d’origine dans lequel il a été écrit s’adressait déjà à des personnes qui connaissait plus ou moins le peintre : ici, même si de très belles représentations de peintures sont disponibles au cœur du livre poche, on est perdu si on ne connaît pas un peu la vie de Caravage ; j’ai du parcourir un peu sa page Wikipédia pour comprendre toutes les références, c’est le seul moyen de vraiment savourer ce texte. De plus, c’est repris ici sous forme de fragments que le Camilleri fictif a recopié à la va-vite et, même si au début de chaque chapitre qui représente chacun une étape de voyage différente, l’auteur réexplique le parcours du peintre, ce n’est pas forcément suffisant… Et les passages s’enchaînent très rapidement, sans vraiment de lien, c’est à nous de reconstruire ce puzzle. Bref, pour les lecteurs habitués, ou connaisseurs, ou débrouillards.

Je le conseillerais vraiment aux personnes qui apprécient la peinture et Caravage car c’est vraiment très intéressant pour rencontrer l’homme, sa subjectivité, son intimité et pas seulement l’artiste. La construction sous forme de faux éléments biographiques de la vie de Camilleri, c’est toujours quelques chose qui personnellement me plaît, à vous de voir si vous voulez jouer le pacte de lecture à fond, ou si c’est trop pour vous. Mais malgré tout, c’est une bonne lecture !

Andrea Camilleri, La Couleur du soleil, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Le Livre de Poche (32847), 5€60

Les Onze, de Pierre Michon

« Vous les voyez, Monsieur ? Tous les onze, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Invariables et droits. Les Commisaires. Le Grand Comité de la Grande Terreur. Quatre mètres virgule trente sur trois, un peu moins de trois. Le tableau de ventôse. Le tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance extraordinaire de l’Histoire et celle de Corentin. On frémit comme si on était soi-même dans la poche de la chance. (…) Le tableau fait d’hommes, dans cette époque où les tableaux étaient faits de Vertus. Le très simple tableau sans l’ombre d’une complication abstraite. Le tableau que commandèrent sur un coup de tête et peut-être dans l’ivresse, les enragés de l’Hôtel de Ville, la Commune, les féroces enfants à grandes piques (…). On a du mal à les saisir tous à la fois dans le même regard maintenant, avec ces reflets sur la vitre derrière quoi on les a mis au Louvre. A l’épreuve des balles, à l’épreuve des souffles des dix mille hommes de toute la terre qui les voient chaque jour. Mais ils sont là. Invariables et droits. »

Je me suis lancée il y a quelques jours dans une grande investigation littéraire : l’oeuvre de Pierre Michon. Je me devais de partager cela avec vous et donc, j’ai décidé de parler dans cet article d’un de ses meilleurs livres, l’un des plus abordables et agréables à mon goût : Les Onze (j’ai toujours envie d’écrire Les Onzes, honte à moi), Grand Prix du roman de l’Académie française en 2009.

La plupart des oeuvres de Pierre Michon a été publié aux éditions Verdier. Cet auteur, né en 1945, a très vite été remarqué pour son style travaillé et la langue très recherchée qu’il met en oeuvre dans ses livres. Ce dernier point est indéniable et bien visible à chaque lecture, toutefois, même malgré cela, ou peut-être à cause de cela, j’ai du mal à me faire à l’écriture de Pierre Michon. Les Onze n’est pas le premier (ni le dernier) livre que j’ai lu de lui, et malgré toutes mes lectures, j’ai encore du mal à m’immerger dans ce style que je trouve pourtant remarquable. Imaginez ma frustration ! Je dois être incompatible avec la langue michonienne malgré mes efforts pour la comprendre.

Donc Les Onze. Cet écrit résulte du travail d’un historien de l’art qui veut retracer l’histoire de ce splendide tableau exposé au Louvre, d’une façon peut-être moins conventionnelle que d’habitude, mais tout aussi sérieuse qu’une vrai travail d’universitaire. Cette oeuvre d’art a été peinte par le célèbre François-Elie Corentin, à la suite d’une commande sous le temps de la Terreur et met en avant les onze membres du Comité de Salut public de 1794, Robespierre en tête. Quelles ont été les conditions de cette commande ? Qui en a fait la demande ? Et qui est ce Corentin, ce « Tiepolo de la Terreur », comment a-t-il vécu, grandi ? L’auteur s’attache à nous représenter avec soin les scènes en question, les liens forts entre le peintre, sa mère et sa grand-mère, la description de ce splendide tableau. Un véritable travail de fourmi, de maître, d’historien.

Mais voilà, même si le cadre d’action est bien réel, l’oeuvre et le peintre en les_onzequestion sont des purs produits de l’imagination de Pierre Michon. A la première sortie de cette oeuvre, des lecteurs non avertis ont réellement cru à l’existence de cette peinture et de son géniteur : c’est dire la puissance d’évocation et le génie mis en oeuvre ici. L’auteur a réussi à faire pleinement vivre dans son livre des éléments de son imagination. L’imposture, le mensonge réussi ne tient qu’aux détails, et cela, l’écrivain l’a bien compris, en use et re-use pour créer ici de tout pièce une vie, une oeuvre qui reflète l’importance de la peinture et des autres arts pour Pierre Michon.

C’est un tour de force qu’a réalisé ici cet auteur mais avec un brio et une confiance en soi époustouflants ! L’écriture est passionnée et soignée, Pierre Michon bichonne ses lecteurs lors de ce faux-vrai récit historique. On en vient presque à vouloir qu’une telle oeuvre, derrière laquelle se cachent de tels hommes, une telle aventure, existe réellement.