L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère

Au début de l’année 1993, un drame : Jean-Claude Romand tue sa femme, ses deux enfants, ses parents, tente d’assassiner sa maîtresse et enfin essaie de se suicider – sans succès. On découvre par la suite qu’il a menti à tout le monde, s’inventant une vie de médecin, chercheur à l’OMS en Suisse. Alors qu’il a arrêté de passer ses examens de médecine en deuxième année. Il dupe, ment, triche et escroque son entourage en prenant en charge leurs « placements d’argent » en Suisse, argent qu’il garde pour lui, histoire de remplacer son salaire imaginaire. Mais que fait-il pendant ses longues journées à faire semblant d’être au travail ? Comment en est-il arrivé là ? Comment voit-il tout cela au moment de son procès ? Dans L’Adversaire, après un long processus, une visite, des lettres, après son jugement, Emmanuel Carrère revient sur ces événements et sur l’homme qui en est la cause.

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C’est la mode, encore plus qu’avant, de s’inspirer de la page faits divers des journaux, d’y puiser plus ou moins largement, romançant très peu ou beaucoup, allant plus vers de la fiction ou de l’enquête… Et qu’est-ce que j’adore ça ! Vraiment, je pourrais dévorer à longueur de journée ce genre de récit retraçant des faits sordides ayant réellement eu lieu. Sûrement un côté voyeur, une envie de comprendre. Je pense que c’était là la démarche d’Emmanuel Carrère, une sorte de fascination : pourquoi mentir, encore et encore, toutes ces années ? Il devait savoir et revenir dessus. Il a mis à distance, volontairement ou non, les corps, les meurtres, l’innommable. Ce qui intéresse l’auteur dans ce livre, c’est avant tout l’homme, ses années de mensonge. J’ai aimé le suivre dans cette vision des choses, même si je trouve parfois très limite cette façon d’envisager Jean-Claude Romand, presque comme une victime de sa propre histoire, un héros dans le sens où il est au cœur du livre, dans le sens où c’est lui le moteur des événements.

Je me demandais ce qu’il ressentait dans sa voiture. De la jouissance ? Une jubilation ricanante à l’idée de tromper si magistralement son monde ? J’étais certain que non. De l’angoisse ? Est-ce qu’il imaginait comment tout cela se terminerait, de quelle façon éclaterait la vérité et ce qui se passerait ensuite ? Est-ce qu’il pleurait, le front contre le volant ? Ou bien est-ce qu’il ne ressentait rien du tout ? Est-ce que, seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié ? Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand.

Le style est direct, même s’il m’est arrivé de trouver certains termes, certaines tournures de phrases un peu alambiqués. Cela manque un peu de naturel, mais je comprends que dans ce genre de récit, mettre dans la distance, ça passe aussi dans le choix des mots. On avance vite dans l’histoire, le livre est court. J’ai aimé voir les lettres échangées entre Emmanuel Carrère et Jean-Claude Romand, étrangement j’ai apprécié leur relation. Le temps passé sur le procès, qui retrace entre autres la vie et les errements du tueur est passionnant. Je n’ai pas pu lâcher ce livre qui montre un vrai talent de chroniqueur et de conteur. Toute une vie d’imposture où, après tout, Jean-Claude Romand était très seul avec ses mensonges. Pour peu, on en viendrait presque à l’excuser. Mais personnellement, il m’a été impossible de me détacher de ce sentiment de pitié que ces pages m’inspiraient.

Si les faits divers vous intriguent, je ne peux que vous conseiller cet excellent livre !

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Emmanuel Carrère, L’Adversaire, aux éditions P.O.L, 18€.

Avenue des Géants, de Marc Dugain

Je dois connaître en ce moment mon taux de publication le plus bas sur le blog depuis des mois. Il faut dire que je ne sais plus où donner de la tête entre mon travail habituel, les cours de français que je donne, mon rôle d’associé dans une entreprise en train de se créer, les MOOCs que je suis, les fiches de lectures à faire pour le Prix des Cinq Continents et le Prix du Jeune Écrivain… Ce n’est pas que je ne trouve plus de temps pour le blog, mais c’est surtout que je n’ai plus un instant pour lire. Ce qui est très frustrant. Le rythme va donc rester tout doux pendant quelques semaines. Je pense écrire d’autres types d’articles que je repousse depuis longtemps et qui ne sont pas des avis lectures pour que vous puissiez vous mettre quelque chose sous la dent en attendant.

Mais aujourd’hui, ô miracle, j’ai fini de lire un roman ! Que je traîne avec moi depuis des lustres… Il s’agit d’un livre de Marc Dugain que j’avais mis dans ma whishlist après l’avoir croisé sur un blog : Avenue des Géants.

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Inspiré de faits réels, on y retrouve le personnage d’Al Kenner, emprisonné de longue date. Il n’a pas l’air si méchant que ça même si on sent une menace silencieuse dans le personnage. Pour mieux le comprendre, on va revenir sur son passé. Une histoire qui commence le jour de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, alors que notre héros de plus de 2 mètres et au QI supérieur à celui d’Einstein, décide de tuer ses grands-parents. Toute sa vie, il combattra ces « mauvaises pensées » pour essayer de mener une vie normale. Placé en hôpital psychiatrique, Al apprend vite et il est très observateur, ce qui lui permet d’être relâché. Il essaie de mener sa vie, entre une mère qui a gâché son existence et une Amérique en plein mouvement hippie. Al aime rouler pendant des heures dans les grands espaces, boit trop et prend des auto-stoppeuses en furetant à l’université. Mais on sait déjà qu’il va retourner en prison ; la question c’est de savoir pourquoi.

J’ai eu un peu de mal au début avec la temporalité de ce livre, je ne comprenais pas bien les allers-retours entre le passé et le présent. Mais au fil des pages, les différents éléments se mettent en place et on comprend alors que l’auteur nous propose de suivre le cheminement de cet homme si atypique. Marc Dugain réussit le pari de rendre ce personnage à la fois attachant et effrayant. On ne se sent jamais à l’aise avec Al Kenner qui est un paradoxe à lui seul : observateur et fin psychologue, il semble très bien se connaître, toutefois il a régulièrement besoin de s’évader sur sa moto ou dans l’alcool pour ne pas se retrouver face à lui-même et à ses pulsions. C’est ce mélange de maîtrise et de perte de contrôle qui le rend si dangereux.

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Globalement, j’ai aimé cette lecture et je voulais suivre les aventures d’Al Kenner jusqu’au bout. Mais certains éléments du livre m’ont moins plu. Je trouve par exemple que les personnages secondaires ne sont pas assez travaillés et manquent de profondeur alors que certains sont récurrents. De plus, il y a certaines longueurs dans ce roman qui est d’intensité inégale. Enfin, de façon très personnelle, ça m’ennuie de lire des choses sur le milieu hippie, ce n’est vraiment pas un sujet qui m’intéresse. Toutefois, ces défauts sont contrebalancés par d’autres éléments : j’ai adoré la relation du héros avec la police (vous comprendrez mieux en lisant!) et j’ai trouvé très intriguant cette vision un peu psychanalytique qu’a le personnage sur lui-même, c’est vraiment original (et flippant, avouons-le!).

Je suis remonté dans mon Ford sans ajouter un mot. J’en avais déjà bien assez dit. J’étais dans un état de nerfs qui aurait pu m’emporter. J’ai démarré doucement. Je sentais quelque chose de puissant monter en moi. Je n’avais pas atteint la rampe qui descend vers la ville que j’ai vu une jeune fille qui levait le pouce, mal assurée, prête à le descendre au moindre doute. Elle portait une jupe courte et semblait le regretter. J’ai gardé ma montre et je me suis arrêté à sa hauteur. J’ai ouvert la porte côté passager et je lui ai dit :

– J’espère que vous n’allez pas loin, je n’ai pas beaucoup de temps, je dois être à l’hôtel de police dans un quart d’heure.

Ces derniers mots l’ont rassurée.

C’est un roman qui se lit assez bien, mais ce n’est pas du tout un page-turner. On sait déjà comment ça va finir, puisque Al est en prison dès le début. Ce qui est vraiment intéressant ici, c’est de suivre le voyage initiatique d’un tueur qui essaie de ne pas l’être.

Bref, ce n’est pas un coup de coeur, mais une agréable lecture tout de même.

Marc Dugain, Avenue des Géants, aux éditions folio, 8€20.

Hangar n°7, de Paul Mainville

Il est toujours intéressant de voir ce qui se fait ailleurs, en terme d’édition, d’écriture, de publication. Quand j’ai eu l’occasion de lire un roman publié au Québec, je me suis donc empressée d’accepter sa lecture. C’est ainsi que Hangar n°7 de Paul Mainville a rejoint ma bibliothèque : un peu par hasard, un peu grâce à ma curiosité envers la Francophonie.

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Albert est trapéziste. Avec sa troupe, il va présenter son nouveau spectacle, l’occasion pour lui de revenir sur sa vie, sur les origines de ce nouveau numéro avec la jeune journaliste Mélaine. Pour connaître le début de tout ça, il faut remonter quelques décennies plus tôt, en 1980. Une guerre ethnique éclate entre deux pays d’Europe de l’Est, la Bordénie et l’Espora, qui se disputent un bout de terre. Des morts, de la violence, des prisons, de l’injustice, et au milieu une petite troupe de cirque faite prisonnière par l’ennemi. Parmi ces artistes, Albert et sa femme Anna, enceinte. Pour survivre dans le camp où ils sont enfermés, ils vont devoir jouer, faire des représentations pour leurs geôliers. L’art comme moyen de survivre.

L’histoire ne peut que nous rappeler les guerres ethniques d’Afrique mais aussi les camps de concentration nazis. Un joyeux mélange de douleur et de guerre. Et malgré les événements terribles que les personnages subissent, il y a une lueur d’espoir : le cirque. Une troupe unie, un art qui fait vivre. Ce livre est assez court et on comprend très vite que les enjeux sont plus grands qu’il n’y paraît, qu’il y a anguille sous roche, ce qui nous pousse d’autant plus à continuer notre lecture.

Il est vrai que le style de l’auteur paraît peu naturel par instant et qu’il y a quelques longueurs. De plus, certains éléments de l’intrigue paraissent inutiles ou mal amenés, comme un acteur surjouant son rôle. Bref, il manque un certain équilibre, un certain côté romanesque, une fluidité dans la narration. Toutefois cela est léger, et même s’il faut faire quelques efforts par moments pour suivre l’histoire, ce roman est globalement intéressant, intriguant et on prend plaisir à suivre l’évolution (parfois tragique) des personnages jusqu’au twist final.

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Ce ne sera pas pour moi la révélation de l’année, mais j’ai quand même apprécié cette lecture malgré quelques lourdeurs. J’ai surtout trouvé l’histoire originale : mêler guerre et cirque avec tel brio n’est pas donné à tout le monde. Je trouve tout de même que l’art n’a pas une place aussi importante dans ce livre que le voudrait l’auteur (comme il nous le dit en post-face). Les descriptions des spectacles sont même assez mauvaises ce qui est vraiment dommage.

Un avis global assez positif. Je dis oui à l’histoire et bof à la manière dont elle nous est racontée. A vous de juger à présent !

Paul Mainville, Hangar n°7, aux éditions Triptyque, 23$

Disponible en version numérique

Je me suis tue, de Mathieu Menegaux

C’est avec curiosité que j’ai découvert, grâce aux éditions Grasset, le premier roman de Mathieu Menegaux qui est sorti au début du mois : Je me suis tue. C’est le récit franc et dur de la vie d’une femme qui a basculé de la pire des façons qu’il soit.

Claire est emprisonnée à Fresnes. C’est de là-bas qu’elle nous écrit, elle nous livre son histoire qu’elle n’avait révélé encore à personne, l’histoire qui la conduite derrière les barreaux, l’histoire qui explique et dénonce tout. Cette histoire qu’elle a enfermé à double tour dans son cœur, muettement, pour essayer de la faire disparaître.

Il est arrivé à cette femme un crime odieux, innommable. Elle a essayé de s’en défaire, de l’oublier, pour éviter les ennuis, les problèmes, les répercussions qui viendraient encore la hanter. Elle a préféré subir pour rapidement étouffer ces événements, les faire taire. Mais il faut croire que la vie n’avait pas envie de lui laisser ce choix-là. Claire avait voulu porter ce fardeau seule, sans en faire part à personne. Mais quand celui-ci revient dans sa vie avec force, l’obligeant à lui faire une place, alors tout son environnement bascule, et c’est l’inexorable descente aux enfers qui commence. Et Claire va craquer, elle va commettre cet acte inqualifiable et inexplicable aux yeux de son mari, de sa famille, du monde entier. Et même là, elle fera le choix de rester cloîtrée dans un mutisme sans faille.

Le récit qu’elle nous livre ici est son dernier témoignage, où elle dit tout, ne cache rien : ce qui s’est passé, les raisons de son silence, ses espoirs que tout s’arrangerait. Ses derniers mots, car après tout, entre « je me suis tue » et « je me suis tué », il y a peu d’écart.

Je sais que ce résumé ne décrit pas vraiment le contenu de ce roman, mais je ne veux pas vous spoiler. Ce que je peux, par contre, vous avouer, c’est que ce n’est pas un livre à lire quand on va déjà mal. Ce qui est décrit ici est dur, met mal à l’aise, voire en colère. A coup sûr, ça ne vous laissera pas indifférent. Malgré la douleur resentie pour le personnage, le lecteur ne peut s’empêcher de tourner les pages de ce calvaire, pour savoir quelle fin il a eu.

Ce n’est pas un roman joyeux, mais c’est tout de même un roman à découvrir, et à lire. Car écrit de très belle manière, avec justesse, sans fausse tristesse, sans alourdir le trait. On a vraiment l’impression que c’est Claire, que c’est la victime qui a écrit ces mots, et on est d’autant plus gêné que l’empathie entre le lecteur et ce personnage se crée avec une facilité déconcertante. J’ai été très étonnée de voir que c’est bien un homme qui a écrit ce récit, car il a réussi à saisir tous les enjeux, toutes les nuances de la féminité et des autres côtés de la femme.

Un très beau livre, même si le thème est vraiment dur. Je vous conseille donc de bien choisir le moment où vous allez entamer cette lecture (vraiment), car cela paraît tellement réel que vous risquez bien d’en pâtir, mais cela ne doit pa vous empêcher de lire un jour ou l’autre ce roman bouleversant, intense.

Mathieu Menegaux, Je me suis tue, éditions Grasset, 16€50.

En ce lieu enchanté, de Rene Denfeld

Aujourd’hui, je vous emmène à la découverte d’un livre bien étrange, à la fois terriblement réaliste et poétiquement ailleurs. Il s’agit de En ce lieu enchanté de Rene Denfeld.

L’auteure américaine nous emmène dans l’enceinte d’une prison, et plus précisément du couloir de la mort, ce qui va nous conduire à rencontrer toute une fresque de personnages : le condamné un peu fou qui a de douces hallucinations et une passion pour la lecture – notre narrateur, la gentille dame qui travaille avec les avocats pour en arracher certains à la mort en menant une enquête approfondie où elle s’investit toujours entièrement, le directeur de prison qui essaie de faire son boulot malgré une vie privée difficile, le gardien de prison qui veut prendre du galon et pour cela enfreint les règles, le prisonnier qui veut mourir et a presque hâte que sa délivrance arrive, le prêtre qui essaie de racheter là ses ultimes fautes, le gamin qui vient d’échouer derrière les barreaux pour son plus grand malheur. Tous ces personnages sont dépeints avec attention, ils interagissent mais c’est leur individualité qui compte le plus. Toutefois, on sent que l’auteure veut insuffler un peu d’espoir au fur et à mesure des pages pour laisser entrevoir des relations à la place de simples solitudes qui se côtoient.

Il est très difficile de mieux résumer ce roman. L’intrigue (mais qui n’est qu’un fil conducteur pour mieux explorer les lieux et les personnages) est basée sur l’enquête que la gentille dame mène pour sauver le prisonnier condamné à mort qui, lui, veut mourir. On rencontre dans ce livre une réalité douloureuse, extrême, violente, dangereuse faite de crimes affreux, de mensonge, de corruption, de blessure, de domination. Mais il y a aussi une poésie. Une poésie dans la mort, dans la solitude, dans le ciel gris, dans l’enfermement, dans le passé douloureux. Cela est symbolisé par le personnage qu’on pourrait dire principal, puisqu’il est le seul à parler à la première personne pendant la narration : il s’agit d’un prisonnier qui ne parle plus à personne, est spectateur de la prison, il ne fait que lire, mais surtout il perçoit des chevaux d’or et d’autres créatures fabuleuses dans les murs, les sous-sols et les couloirs de la prison.

Le lendemain de l’exécution de Striker, la lampe du plafond vacille pour m’annoncer la nouvelle : les chevaux d’or vont courir. Il me semble toujours courir peu après une exécution. Je vois leurs museaux mouchetés d’or et leur pelage de bronze, leurs muscles bandés et leurs ardents yeux noirs. Des yeux aussi noirs que du jais, ou que du bronze coulé dans du métal – des yeux pareils à ceux de la dame. Ou de York. Des yeux noirs qui ne voient rien d’autre dans leur course que l’ivresse joyeuse du mouvement.

J’ai eu un peu de mal dans ma lecture au début pour m’y retrouver. Un changement de paragraphe signifie une changement de point de vue, de personnage. J’ai mis du temps à comprendre qui était ce « je », mais jusqu’à la dernière page, je n’avais pas vraiment deviné qui c’était (ce revirement m’a fait un petit choc!). Mais on se fait vite à cette narration à la fois décousue dans sa façon de passer d’un élément à l’autre, mais construite dans sa progression. En ce lieu enchanté est vraiment un livre à part, un peu un inclassable qui montre la beauté dans l’horreur, les paillettes d’or dans le gris du monde. Un livre à découvrir, sans aucun doute.

Rene Denfeld, En ce lieu enchanté, Fleuve éditions, 18€50.