Séna, de Françoise de Luca

Vous souvenez-vous de Traité des Peaux ? Un livre magnifique dans une édition adorable mais malheureusement canadienne… Mais j’ai tellement aimé les éditions Marchand de feuilles que je profite de mes lectures spéciales Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2015 (P5C pour les intimes) pour vous en reparler. Cette fois-ci, il s’agit d’un petit roman sur la famille, l’amour : Séna de Françoise de Luca.

Le personnage principal vient de trouver un livre alors qu’il voyageait. Sur la couverture, il reconnaît le nom de l’auteure : Séna, la jeune fille noire qu’il avait éperdument aimée à la fac avant de la rejeter de la façon la plus ignoble possible. Voir ce nom lui remémore des souvenirs puissants, douloureux. Il revient alors à son enfance, son adolescence, sa vie d’adulte pour comprendre les causes et les conséquences de cet instant où tout a basculé. Il ne se cherche pas d’excuses mais veut appréhender les failles de son passé qui explique son bouleversement présent : un père absent, une mère impitoyable, une famille de substitution et de bonheur disparue sans laisser de traces, un amour sans retenue, une volonté de rentrer dans le moule. Tout ça a forgé son caractère, ses décisions, sa vie. Maintenant, il se demande s’il ne peut pas changer tout cela.

Le roman se concentre surtout sur l’enfance du héros et sur sa relation avec Séna qui ne rentre visiblement pas dans les modèles préconçus de la famille du personnage. Plus jeune, il était partagé entre la violence silencieuse et glaçante de son chez-lui et la joie, la chaleur des Zapelli : Theresa, presque devenue une mère de cœur, et les deux jumeaux Jean-Baptiste et Mario pour qui il était le grand-frère qu’ils n’avaient jamais eu. Ce contraste frappant est très bien décrit par l’écrivain qui nous fait vivre le quotidien de ce petit garçon innocent, à la fois naïf et malin. On se prend vite d’affection pour le héros, on le plaint. Mais très vite, il grandit, il fait ce choix courageux de partir, d’aller étudier, de vivre sa vie, ses amours. On commence à devenir moins proche de lui, comme lui l’est de sa famille. On s’extasie toutefois sur la relation entre Séna et lui. Puis vient ce fameux épisode où on se met à détester notre personnage pour l’acte affreux qu’il commet, trop peureux pour affronter l’avenir. On le trouve lâche, salaud, on ne comprend pas tant d’idiotie et de brutalité. Et pour finir, on le revoit des années plus tard, en proie au doute, après du temps passé dans l’aveuglement et la fuite. Et on recommence à avoir de l’affection pour lui.

« Oh, cétait une famille vivante ! Il y avait des jeux, de la confusion et de la pagaille. Et, quelquefois, quand autour de la table tu poursuivais Jean-Baptiste et Mario qui riaient de terreur, tu imaginais qu’un petit garçon solitaire entendait vos rires et vous enviait. Mais c’était fini pour toi la retraite du couloir. A peine rentré de l’école, tu te précipitais chez les Zapelli. Il y avait désormais ta vie le jour et ta vie la nuit. Mais la nuit passait vite : les pas tardifs de ton père, le visage absent de ta mère à la table du petit-déjeuner, et tu dévalais l’escalier vers le jour. Le jour, c’était Theresa. »

L’auteure nous mène par le bout de nez, elle tutoie son personnage, comme si nous-mêmes nous lui parlions, comme si nous émettions un jugement, des remarques, des conseils à son égard. On se sent impliqué dans ce livre qui se dévore avec facilité et émotion. Françoise de Luca ne rate pas le coche, son ton est juste pendant toute l’histoire : sans commisération, sans pitié, sans compromis non plus. Son personnage est avant tout terriblement humain et c’est sûrement pour ça que l’on accroche si bien à cette prose qui, dans le thème, est somme toute assez classique. L’intrigue file droit et la narration est judicieuse. Pas de fil conducteur trop linéaire, pourtant les événements s’enchaînent de façon logique et bien pensée dans le récit. Une construction intelligente et simple à la fois qui fonctionne très bien.

L’écriture est belle (des images très bien trouvées, un style aérien) et directe (chaque mot compte et est sans détour). On ne s’ennuie jamais d’autant plus que ce petit roman se lit assez vite et cette très jolie édition nous rend la lecture encore plus agréable. Toutefois, ce récit est assez modeste. Ce n’est pas franchement novateur et la narration à la seconde personne peut parfois sembler lourde et artificielle. Malgré ces petits défauts, ce roman m’a fait passer un bon moment aux côtés d’un personnage riche et complexe, un homme manqué. C’est d’ailleurs le traitement des personnages qui est le plus virtuose ici. Bref, un livre à découvrir.

Françoise de Luca, Séna, Marchand de feuilles, 21$95.

Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud

Dans le cadre de mon travail, je suis en charge de la gestion du comité de lecture français pour le Prix des Cinq Continents de la Francophonie, organisé par l’Office international de la Francophonie. Dans ce contexte, je lis donc pas mal de romans québécois, haïtiens, béninois, etc. C’est donc tout naturellement que je viens vous parler du livre vainqueur du dernier Prix des Cinq Continents, décerné à Dakar en 2014 : il s’agit de Meursault, contre-enquête écrit par l’Algérien Kamel Daoud et publié aux éditions barzakh.

On rencontre ici une œuvre atypique, une œuvre qui réclame justice à un de nos auteurs français les plus chers : Albert Camus. En effet, dans L’étranger, le héros Meursault tue un homme sur une plage brûlante. Cet homme, c’est « l’Arabe », même pas « l’Algérien », ou « cet homme qui me fait face », ni son nom, ni son prénom. Il meurt dans un anonymat total et terrible. Le narrateur de cette histoire est son frère, et il n’en peut plus de chercher, de devoir prouver, de devoir persuader que oui, « l’Arabe », celui dont on n’a retrouvé ni l’identité, ni le corps, c’est bien Moussa, son frère, son frère tué par un blanc. Par moment, Meursault et Camus se confondent. Celui qui a écrit L’étranger est celui qui a vécu cette histoire, il s’agirait de la même personne. Dans ce monde mis en place par Kamel Daoud, les frontières sont floues entre vérité et irréalité. La seule chose que l’on sait, qui est tangible, c’est cette foi qu’a le héros : son frère est mort, et c’est Meursault le meurtrier.

Au fil des pages, on se demande si le spectre, le fantôme dans cette histoire, ce ne serait pas plutôt le narrateur, et non pas son frère disparu. Notre héros en veut à tout le monde : à sa mère, à son frère, à son pays, à la France, à Meursault, à l’auteur de L’étranger, à la police, aux autres « Arabes », à lui-même. Il veut juste reconnaissance et justice. Il veut pouvoir faire son deuil et avancer.

J’ignore encore si j’ai apprécié ou non ce personnage : certains aspects en lui me font penser à Meursault, et pour ce dernier aussi, mon opinion balançait. La plume de Kamel Daoud arrive à nous perdre, pour que nos propres sentiments se brouillent à la lecture d’un simple roman. On se surprend à en vouloir à Camus/Meursault. On se remémore ce livre qui est là l’origine de ce regret et de cette amertume. Et on se dit que la prochaine fois, au lieu de faire une énième généralité, on appellera les gens par leur nom. Juste par souci de clarté, mais aussi pour ne pas tomber soi-même dans l’oubli.

Ce roman n’est pas très épais mais il renferme beaucoup de choses, et notamment un talent beau et sensible. N’hésitez pas à aller le découvrir, surtout si vous avez en tête L’étranger de Camus.

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, éditions Barzakh.