L’envers de l’espoir, de Mechtild Borrmann

On oublie trop souvent à quel point Tchernobyl a bouleversé la vie de milliers de gens en Ukraine. Au-delà des maladies, cette nuit-là et le jour qui a suivi… c’était le début de la fin pour beaucoup de familles. Abreuvées par de fausses informations du gouvernement mais aussi par des rumeurs effrayantes, elles ont été obligées de partir de chez elles, de tout quitter. Elles on littéralement tout perdu. On a rasé les villages, on a tué les animaux, on a coupé les arbres, on a bétonné la poussière, on a tout enterré. Bref, aujourd’hui je vais vous parler de L’envers de l’espoir de Mechtild Borrmann.

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Nous sommes en 2010. Valentina vit, seule, dans la zone d’exclusion. Elle écrit pour sa fille (qui a disparu depuis quelques mois) ses souvenirs. Son enfance, son désir d’aller à Pripiat, son mariage, et la fameuse catastrophe… Ce récit m’a particulièrement touché et intéressé, c’est très bien raconté. En parallèle, on suit Tania, une jeune fille perdue qui est recueillie un matin glacial par Lessmann en Allemagne. D’où vient cette demoiselle ? Pourquoi est-elle en danger ? Lessmann ignore encore que sa vie a lui aussi va prendre un drôle de tournant. Tournant peut-être lié à cette enquête que mène Leonid : de nombreuses femmes ont disparu pour l’Allemagne, après y avoir obtenu une bourse d’études…

J’ai surtout adoré la partie de l’histoire lié à Valentina, cette femme usée par la vie et les pertes. J’ai vu la catastrophe de Tchernobyl d’un autre œil, j’ai appris beaucoup de choses. Les autres personnages m’ont moins touchée : il faut dire que l’auteure met une certaine distance, c’est étrange. Il y a tout ces noms, toutes ces infos, tous ces personnages secondaires qui ne font que passer. Les événements s’enchaînent, l’histoire est intrigante mais le lecteur reste en dehors de tout ça. Je me suis souvent emmêlé les pinceaux entre tous les personnages et j’ai beaucoup moins été passionnée par le côté policier du roman.

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A vrai dire, je ne sais pas vraiment quoi en penser : cette lecture était agréable et l’auteure a une vraie maîtrise de son histoire, la narration est impeccable. Mais je n’ai pas compris l’intérêt un peu artificiel, qui fait rajouté au montage, de ces deux histoires parallèles : Tchernobyl, et l’enquête sur la disparition d’étudiantes. Au fond, ça aurait pu faire deux romans distincts qui fonctionneraient très bien, auraient une unité. Car ici, même si je trouve le lien entre ces deux lignes rouges très bien fait, je n’ai pas réussi à me couler dans cette histoire. Heureusement, même si le style est un peu froid, l’écriture est impeccable… Je crois que le temps d’un roman court comme celui-ci, je peux apprécier.

Je serais très curieuse d’avoir votre avis sur cette auteure ou ce roman. Aujourd’hui encore, plusieurs jours après la fin de cette lecture, j’ignore si j’ai adoré ou juste subi cette lecture.

Mechtild Borrmann, L’envers de l’espoir, traduit de l’allemand par Sylvie Roussel, aux éditions Livre de Poche, 7€70.

Pas à vendre, d’Enzo Cormann

Je ne connaissais pas Enzo Cormann avant ma lecture de son dernier roman Pas à vendre. Pourtant il a plusieurs facettes : maître de conf’, « jazz poet », homme de théâtre. J’ai été très étonnée par son livre, tout à fait surprenant.

Le héros de ce livre s’appelle Paco Liebsman dit Sam Nibel. C’est un immense traducteur de polar, mais alors qu’il arrive à sa centième traduction, il ne voit plus l’intérêt de vivre, et veut se suicider. Mais avant cela, il va voir une dernière fois Sibylle, une escort girl qu’il rencontre depuis plusieurs mois, avec laquelle il a paradoxalement lié une relation sentimentale dénouée de tout sentiment. Un lien étrange les unit, peut-être le dernier filament qui le retienne à la vie. Sibylle fait bien son travail, mais ce qui plaît le plus à notre personnage, c’est qu’elle est aussi étudiante en philosophie, pragmatique, intelligente, cultivée en plus d’être belle.

C’est un roman assez dérangeant, assez tragique (il frôle le cliché du dépressif, mais n’y tombe pas!) car on est véritablement dans la tête du personnage. Ses visions, ses souvenirs, ses réflexions, des pensées parfois décousues, des allers-retours dans le temps, des dialogues qui vont à l’essentiel et une ponctuation toute personnelle. En effet, le roman n’est qu’une longue et immense phrase, mais cela ne dérange nullement. Au contraire, on trouve ce choix plus que justifié : cela nous pousse à vouloir tout lire, jusqu’au bout. Car on sent la fin proche et on veut absolument savoir comment elle sera.

Je ne sais pas si j’ai aimé ce livre, mais ce roman – divertissant – m’a ébranlée, et j’ai été interpellé par ce personnage qu’on connaît sans vraiment le connaître. Je vous invite à découvrir cette petite curiosité !

Enzo Cormann, Pas à vendre, éditions Gallimard, 15€50.

Bienvenue, de Kim Yi-seol

Je suis assez contente de moi, j’ai lu mon premier roman coréen, et j’ai aimé ça. Vous le trouverez sûrement en ce moment sur les étalages de votre libraire préféré, facilement reconnaissable par sa couverture assez voyante : Bienvenue de Kim Yi-seol.

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L’auteure est née en Corée du Sud en 1975, et en est à son deuxième roman, en plus des nombreuses nouvelles qu’elle a publié. Son roman nous raconte la vie de Yunyeong qui se bat pour essayer d’améliorer son quotidien et celui de sa famille. Et pour cela, le nerf de la guerre, c’est l’argent, dans un pays où il est terriblement facile d’être pauvre. Malheureusement, l’entourage de la jeune femme ne va pas l’aider. Elle a eu un enfant avec un jeune homme qui devait passer les concours de l’administration et trouver un bon poste mais il se trouve que c’est un incapable père au foyer qui laisse ses livres d’études dépérir sur le bureau. Alors Yunyeong doit se débrouiller entre un frère accro aux jeux d’argent, une sœur qui s’endette jusqu’à n’en plus pouvoir et une mère un peu trop présente.

Heureusement pour elle (croit-elle!), elle a réussi à trouver un emploi en bordure de Séoul, dans un restaurant mené d’une main de fer par son patron, le Jardin des Jujubiers. Spécialité : la soupe de poulet au jujubes et les choses pas très légales qui se trament dans les salons privés et les pavillons annexes. Au cours de ses journées de travail exténuantes où Yunyeong peine à gagner de quoi vivre, notre héroïne a vite compris que pour se faire plus d’argent dans une maison de passe clandestine, il fallait s’impliquer un peu plus qu’au service de tables.

C’est un personnage puissant que cette Yunyeong : à bout de bras, elle soutient sa famille, elle en est le pilier mais ne récolte pas les encouragements et les merci qui vont avec. Elle se tue à la tâche, avec obstination, acharnement même et tout ça pour un bébé qui ne la reconnaît pas, pour une sœur qui ne lui téléphone que pour quémander un peu de sous, pour un homme bon à rien et qui n’a jamais de bonnes excuses.

Elle se plie à faire des choses qu’elle pensait impensables mais qui finalement n’ont peut-être pas tant d’importance dans ce monde où tout chose à une valeur sonnante et trébuchante. On peut se demander où elle trouve cette énergie, voire cet espoir qui lui permet de ne pas céder à la violence, aux basses besognes, au mépris, à la dégradation, à la pauvreté. C’est un monde brutal pour une femme, mais elle n’a d’autres choix que de s’y engouffrer pour survivre.

Kim Yi-seol a créé une héroïne vraiment à part, et attachante malgré cette tournure presque purement asiatique, une mélange de distance et d’évidence qu’il faut apprendre à dompter pour l’apprécier pleinement. C’est une plongée en terre coréenne qu’on regrette pressque puisqu’elle nous force à voir la dureté des rapports entres hommes et femmes, la dureté d’une vie qui coûte si cher mais où le travail vaut si peu. Pendant tout le livre, un mot m’a trotté dans la tête sans que je puisse mettre le doigt dessus, maintenant je le devine : c’est « reconnaissance », pour un sacrifice humain, le sacrifice d’une vie, d’une santé, d’une famille, le sacrifice du calme et de l’honneur. On ne peut pas dire que Yunyeong court après la reconnaissance, non, elle ne demande rien à personne, mais on enrage au fil des pages de voir que rien ne change pour elle, que la situation ne s’améliore pratiquement pas, on est colère car elle ne gagne que trop peu de reconnaissance.

Bienvenue est bouleversant parce qu’il décrit une réalité difficile à admettre, mais il n’est pas larmoyant, il ne provoque pas de sentiment de pitié, peut-être seulement l’impression qu’une injustice est commise ici. L’auteure a une plume directe et sincère qui nous touche directement grâce à une traduction (qui semble) impeccable.

Pour mon premier roman coréen, c’est une bonne surprise, un livre que se lit facilement et qui ne laisse pas indifférent, écrit avec clarté et justesse. A lire !

Kim Yi-seol, Bienvenue, traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel, aux éditions Philippe Picquier, 17€50.

C’est un grand moment pour moi puisque, avec cet article, j’arrive au palier symbolique des 100 billets postés. Pendant ces mois de lectures, vous avez été de plus en plus nombreux à venir faire un tour sur le blog, de mon côté, j’ai fait la connaissance d’autres univers de blogueurs littéraires, je me suis inscrite à de nombreux challenges, j’ai été un peu plus assidue sur le toile.

Merci beaucoup de lire les quelques lignes que je gribouille chaque semaine, c’est un plaisir de partager avec vous !

Love & Pop, de Murakami Ryû

« Personne ne demanda comment elle allait faire pour se payer cette bague. Elles savaient toutes qu’il n’y avait pas d’autre moyen que d’accepter un rendez-vous. Il ne lui restait que 10 000 yens de la somme qu’elle avait reçue de sa mère pour acheter un maillot de bain, il lui fallait encore 85 000 yens. Si je n’achète pas aujourd’hui cette bague, je l’oublierai, pensait Hiromi. (…) Ce qu’on a envie de faire ou ce qu’on désire, quand on pense qu’on en a envie, si on ne fait pas l’effort de s’y mettre tout de suite, eh bien, ce désir vous quitte immanquablement sans même que vous en ayez conscience. »


En 1996, Ryû Murakami publie Love & Pop. Rien qu’avec ce titre, on peut se douter, un peu, que ce livre va parler d’adolescentes. Mais pas que. Cet ouvrage traite avant tout des telephone-club, ou telekura qui ont fleuri au Japon dans le milieu des années 90. Un telephone-club permet à l’abonné de laisser un message pour arranger des rendez-vous. Le telekura est implicitement lié à l’enjo kosai : il s’agit d’une pratiques où des jeunes filles sont payées pour accompagner des hommes plus âgées. De l’escort-girl en somme. Bien sûr, on relie souvent ça à de la prostitution de mineur, plutôt facile dans ce pays où la majorité sexuelle est fixée à 13 ans. Dans les faits, rares sont les lycéennes pratiquant l’enjo kôsai qui vont jusqu’au bout.
C’est pour mettre en lumière ce phénomène très connu mais pourtant encore tabou que Murakami a décidé d’écrire ce livre plein de retenue. Il a découvert cet univers et s’y est plongé pour y comprendre les mécanismes, les codes. Pour le faire partager, il nous entraîne dans les pas d’Hiromi. Cette jeune fille de 16 ans aime faire du shopping, traîner avec ses amis. Elle n’a encore jamais accepter de rendez-vous arrangés seules, les rares fois où cela lui est arrivé, elle accompagnait une de ses copines. Elle sait que parmi elles certaines n’hésitent pas à enchaîner les rendez-vous voire à aller plus loin que le simple rôle de compagnie et de faire-valoir habituellement demandé. Hiromi a une devise : quand on veut quelque chose, il faut tout faire pour se le procurer maintenant, sinon le désir s’en va, et cette expérience laisse un goût amer dans la bouche. Le jour où elle découvre une topaze impériale montée en bague, son coeur s’emballe : elle la veut, il lui faut. Pour ça, elle accepte alors de faire de l’enjo kosai. D’abord avec ses amies, puis seules. Toutefois, ces rendez-vous lui réserveront quelques surprises.
Le roman va crescendo, la pression monte au fur et à mesure. La violence aussi : celle des rapports humains, celles de la pensée irraisonnée, celle des décisions hâtives. On tend vers quelque chose de bizarre, un climax qu’on attend et qui nous surprend une fois le moment venu. Dans l’oeuvre de Murakami, on sent ce pessimisme latent : ce n’est pas un roman de la bonne humeur, ni même un roman qui condamne les telekura. Non, ce livre retrace juste le parcours d’une ado qui veut faire comme tout le monde, parce que ça paraît rapide, parce que paraît facile. On saisit vite que derrière les facades, l’enjo kosai peut procurer quelques frayeurs, plus ou moins justifiés ; les hommes aux moeurs légères, aux questions étranges ne manquent pas. Il faut savoir faire le tri, entre hypocrisie et faux-semblants.
L’auteur a une écriture que je qualifierai « de la ville ». A travers la trame narrative pure et les dialogues, s’immiscent les paroles de chansons, les bribes d’émissions de radio, les blablas des publicité, les messages des hommes du telekura. Encore une autre violence, celle qui s’immisce dans une intimité qui n’a plus vraiment lieu d’être dans ce livre. Ici, tout bourdonne, le bruit de fond est toujours là, parfois insoutenable, faisant irruption sans crier gare. Certes, c’est une lecture qu’il faut apprivoiser, car les guillemets sont presque inexistants, ces différentes phases, entre la narration et le brouhaha extérieures, se confondent complètement. Il faut prendre ça comme un tout, et savourer chaque ligne comme elle vient ; même si « savourer » n’est pas vraiment le terme, ce livre m’aura laissé une goût de cendres dans la bouche. Mais ici, c’est une preuve de son efficacité.