L’Étranger, d’Albert Camus

On ne présente plus Albert Camus, une des figures majeures de la littérature du XXe siècle. Cependant, je n’avais encore jamais eu l’occasion de le lire. Puis j’ai vu, récemment, le film La tête en friche de Jean Becker (que je vous conseille) qui fait la part belle à La Peste et l’envie de découvrir Camus est venue.

Pour commencer, j’ai donc choisi un petit roman par sa taille, mais gigantesque par son succès : L’Étranger. Alors que Camus refusait de son vivant de le voir adapté au cinéma, sa veuve a, elle, accepté que Visconti s’en occupe. Le livre sort en 1942, le film en 1967.

 Camus

L’histoire se passe dans l’Algérie française. Meursault est averti que sa mère est morte, il se déplace donc jusqu’à l’asile où elle vivait, à Marengo, pour l’enterrer. Sauf qu’il n’a pas de chagrin, cette femme était devenu au fil dans ans une inconnue. Et le jeune homme refuse de revêtir l’apparence d’un fils endeuillé, malade de douleur, alors que ce n’est pas vrai. Il reste neutre, et fidèle à lui-même, au risque d’en étonner plus d’un. Quelques heures après, il sort avec une fille, va voir un film de Fernandel, comme si de rien n’était, il fait la part des choses.

Meursault est une personne très étrange, très détachée, on ne sent pas de réelle compassion en lui mais il n’hésite pas accorder son attention aux autres, et leur rend même des services plutôt spéciaux comme écrire une lettre humiliante de la part d’un voisin pour sa femme maure, ou écouter les plaintes d’un homme qui a perdu son chien.

[Attention spoilers, ne lisez pas ce paragraphe si vous voulez garder toute la surprise.] Puis un jour, abruti par la fatigue, sur une plage brûlante, il recroise la route d’un homme, un Arabe, le frère de la femme humiliée. Sur lui, il a un revolver. Il aperçoit l’éclat d’un couteau et tire, de façon machinale sur cet homme, il l’abat avec froideur, contrastant avec la canicule du pays. Bien sûr il est arrêté, puis jugé. Mais une fois au tribunal, c’est surtout son attitude, trouvée déplacée, aux funérailles de sa mère qui est remise en cause, on n’évoque le meurtre que rarement. De toute façon, la culpabilité était déjà admise par tous avant même que le procès ne commence. Meursault n’a pas son mot à dire sur cette affaire qui le concerne pourtant avant tout, ni sur sa condamnation. En prison, il se renferme un peu plus sur lui-même, c’est peut-être le premier moment de l’ouvrage où on le trouve plus humain.

Ce personnage est l’étranger, car étrange, car français sur une terre arabe, mais surtout car différent des autres hommes, étranger aux émotions, aux sentiments. Je ne sais pas si c’est qu’il renferme tout cela à double tour au fond de lui au point d’oublier qu’il est être de sensation, ou s’il est naturellement comme ça. On retrouve chez Meursault des instincts, des douleurs animales : la sexualité, des envies d’être seul ou en groupe, la recherche d’un confort du corps, la souffrance face au soleil écrasant. Parfois quelques étincelles d’émotion, d’humanisation émergent ça et là du personnage mais c’est avant tout une neutralité, un flegme, voire un fatalisme silencieux qui prédominent.

J’ignore encore si je ressens une certaine peur face à lui (il a quand même des airs de psychopathe par instant…) ou de la pitié, de la compassion. On a l’impression que Meursault est hors de monde, soit par choix, soit par incapacité d’y entrer. C’est un personnage ambivalent et mystérieux, un merveilleux sujet pour un roman !

L’écriture nous amène dans une Algérie coloniale que Camus a bien connu. Sans être un voyage dans cet endroit géographique et historique, l’auteur donne assez élément pour que même le lecteur du XXIe siècle, pas très au courant des pratiques coloniales française, s’y retrouve. Les phrases ont souvent une structure basique, et toujours claire. On dirait que Camus adopte un ton neutre, un style simple et dépourvu de jugements qui colle parfaitement à Meursault. C’est très étrange de rentrer dans la tête du personnage, grâce à la narration à la première personne, on sait alors ce qu’il pense, ce qu’il ressent, quand bien même il a peu d’émotion. Ce n’est pourtant pas un bloc de glace, il a des avis, des préjugés, des réflexions, mais on ne saurait dire s’il est gentil et mignon ou agaçant et dangereux. C’est avant tout la description de sa vie que nous fait Meursault, peuplée quelquefois de nuances personnelles, puisque, quand même, c’est un être humain subjectif, pas un robot, même si cela est très peu visible.

Ce personnage représente à la fois l’ennui, l’absurde, la déshumanisation. Le roman est une annihilation de son identité : son nom n’est cité que de rares fois, aucune description, on dirait un personnage secondaire, un figurant, pourtant c’est bien de lui, et que de lui, qu’il s’agit ici. C’est un être à part, jugé à part par les autres personnes car il ne rentre pas dans le moule humanisant qui décrète qu’il faut respecter une certaine morale, comme par exemple être affligé par la mort de sa mère.

L’Étranger est un très bon roman pour rentrer dans l’œuvre de Camus, il est rapide à lire, l’écriture est limpide, le personnage intriguant. Bien sûr, il ne respire pas la joie de vivre et les pâquerettes au printemps mais il y a presque du suspens à savoir quelle sera la prochaine action, qui sort de l’ordinaire, de la norme admise, que va faire un Meursault épargné par les émotions.

Albert Camus, L’Étranger, chez Gallimard, en poche Folio (2), 5€30.

L’Obscure ennemie, d’Elisabetta Rasy

Ça faisait longtemps que j’avais envie de replonger dans la littérature italienne après la version bilingue d’une œuvre de Buzzatti : Le K. J’ai donc pris un peu au hasard dans les rayonnages de ma médiathèque et je suis tombée sur un livre d’Elisabetta Rasy, L’Obscure Ennemie.

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Cette obscure ennemie c’est la maladie, un cancer des poumons, qui emporte sa mère en février 2000. Sa fille découvre alors que celle qu’elle trouvait si vivante, si rayonnante, si forte peut se révéler vulnérable. La maladie s’est insinuée entre elles et a provoqué une cassure entre ces deux femmes : d’un côté la malade qui ne veut pas qu’on l’aide, qui tient à ses gentils médecins et que la douleur rend par moment méchante, de l’autre sa fille qui comprend le verdict de l’oncologue et fait tout pour prendre soin d’elle, au mieux.

Tout a commencé de façon si douce : un simple examen de routine, une radio des poumons pour surveiller les traces d’une vieille tuberculose qu’elle avait eu enfant. Elle le signale à Elisabetta au détour d’une conversation. Pour les deux femmes, c’est une chose encore sans importance. Mais quand la maladie est révélée, le monde se renverse. La mère, qu’on aurait pu croire éternelle, n’accepte de suivre les traitements que quand elle veut et de ne voir que les médecins qu’elle aime. La fille, elle, court après les avis de spécialistes reconnus, court de cliniques très réputés aux laboratoires privées, elle pose le pour et le contre de chaque décision pour contrer un mal qui n’est pas le sien. Cette différence d’attitude va créer un réel malaise entre la narratrice et Madame B., sa mère, un malaise qui va s’exprimer dans un silence gêné.

C’est toute une vie qui bascule : on doit apprendre un nouveau vocabulaire, arpenter des lieux à l’odeur de désinfectant qu’on préfère ne pas fréquenter en temps normal, et apprivoiser les nouveaux codes des relations humaines, entre pitié, inquiétude, souffrance et compassion. La colère a à peine le temps de surgir car très vite, cette mère que l’on n’a jamais vu vieillir nous apparaît à la lumière de ces quatre-vingts ans. Quatre-vingts de souvenirs, d’une vie de femme passée sous silence au profit des vestiges de sa vie de mère. Pour Madame B., cette maladie est l’occasion d’un voyage intérieur que sa fille tente de décrypter, faisant rejaillir des images des moments passés ensemble. Mais les mots ne semblent plus suffir à la narratrice : la douleur de la maladie va au-delà, c’est un sentiment complexe qui serre le cœur mais empêche les larmes de couler, un sentiment avec lequel il faut apprendre à vivre, un sentiment qu’il faut accepter.

Ce récit est autobiographique et rétrospectif : l’écriture permet souvent de mettre les choses à plat par le pouvoir des mots, qui jaillissent alors plus facilement de la plume, des mots que l’auteure a peut-être peiné à trouver sur le moment, auprès d’une mère aigrie par la souffrance physique.

Expérience personnelle, la maladie est traitée avec pragmatisme, les détails pratiques qui jalonnent cette expérience sont partagés avec nous, et de façon touchante. Toutefois l’auteure parvient tout à fait à doser cela et ne tombe à aucun moment dans le pathétique, la tristesse à l’excès. Le temps qui est passé entre les événements racontés et l’écriture de ce livre a sûrement permis à Elisabetta Rasy de dire les choses de façon posée, et d’arriver à analyser des éléments encore confus à l’époque. J’espère que cela lui a permis une meilleure compréhension du comportement de sa mère et du sien durant cet épisode douloureux.

Je ne peux pas vraiment comprendre quelle souffrance peut causer la maladie à l’entourage du malade, je n’ai encore jamais été confronté à ce cas de figure. Mais j’imagine très bien que la peur, la colère peut nous modifier profondément, et modifier notre rapport à l’autre. Ce n’est sûrement pas une situation facile à gérer : la narratrice, elle, a décidé de faire le maximum pour sa mère, même si celle-ci n’était pas forcément d’accord.

Alors que l’histoire contée est très intime, l’auteure arrive à faire la part des choses : son ton est posé, ses mots justes. Ce texte se lit très facilement au niveau de la langue (d’ailleurs, bravo pour la traduction !) : ce sont les émotions évoquées de façon puissante, qui nous embarquent, au point parfois d’en devenir difficile. Toutefois, ce n’est pas du tout une écriture tragique, ni à l’inverse une écriture de compte-rendu. Non, c’est vraiment une écriture autobiographique : une personne revient sur un moment particulièrement fort et à l’importance particulière pour lui. Elisabetta Rasy fait preuve d’un style clair mais aussi travaillé : tout ce qui est dit l’est pour une bonne raison, mais rien de ce qui pourrait nous faire comprendre au mieux le ressenti de cette mère et de cette fille n’est épargné.

Un livre à la fois fort et doux, beau et violent. Une écriture de la maladie, mais surtout de la vie, très juste que je vous conseille.

Cette radio constituait apparemment un examen de routine : le médecin affable que ma mère vénérait me connaissait et il m’aurait avisée s’il y avait eu quelque chose d’alarmant ; tout du moins, il aurait pressé ma mère, ce dont il s’était abstenu. Cependant je lus et relus le compte-rendu et appris par cœur l’expression : lésion dyscaryotique.

Par hasard, je rendis visite à une vieil ami médecin et psychanalyste dans l’après-midi et, tandis que nous parlions de tout et de rien, je lui racontai les problèmes de ma mère sur le ton affectueusement et ironiquement paternaliste qu’on emploie pour évoquer les petits vieux de la famille et leurs ennuis, et je mentionnai la radio en lui répétant les mots du compte-rendu. La conversation s’arrêta d’un coup, comme une voiture qui fait une embardée et s’écrase contre un mur. Tu ne sais pas ce que cela veut dire ? m’interrompit-il. Puis il me l’expliqua.

Elisabetta Rasy, L’Obscure Ennemie, traduction de Nathalie Bauer, aux éditions du Seuil, 17€20.