Un grand amour, de Nicole Malinconi

Je viens vous présenter aujourd’hui un minuscule récit d’une maison d’édition belge : Esperluète. Un grand amour de Nicole Malinconi donne la parole à Theresa Stangl. C’est l’épouse de Franz Stangl, ancien commandant de Sobibor et Treblinka, hauts lieux de l’horreur nazie. Cet homme autrichien avait réussi à fuir avec sa famille en Syrie après la fin de la guerre, avant de rejoindre l’Amérique du Sud où il vécut de nombreuses années de quiétude. Il finit tout de même par être arrêté puis emprisonné à perpétuité, et mourut derrière les barreaux, laissant une veuve en plein questionnement. Un jour, une journaliste vient à la rencontre de cette dernière : elle a connu son mari, ils se sont entretenus pendant qu’il était enfermé. Elle va écrire un livre. Elle fera ressurgir chez Theresa tous les doutes d’une vie à deux.

Ce livre n’est pas une confession, ni vraiment un monologue, c’est le combat entre le cœur et la raison d’une femme qui aimait trop son mari pour voir la vérité en face. Pendant toute la guerre, elle a su sans le vouloir, elle a crié, elle a pleuré, elle a eu peur mais elle a toujours cru son époux, même quand les journaux, les tribunaux lui criaient au visage qu’elle partageait sa vie avec un monstre. Elle, elle connaissait l’homme, pas le tortionnaire. Elle n’a jamais voulu en savoir plus, elle n’a pas souhaité connaître la réelle implication de son mari dans les camps de concentration nazis : ne pas connaître la vérité pour croire au mensonge. C’était presque un geste inconscient dicté par son cœur pour sauver son couple, sa famille, sa stabilité mentale aussi, pour se sauver elle du gouffre d’horreur des morts par milliers. Elle se tenait loin de cet univers lugubre, reliée seulement à cela par son mari. La vie au Brésil lui avait permis de retrouver une existence un peu près normale mais le passé à rattraper Franz.

« J’ai voulu le croire, lui ; je l’aimais ; je croyais les mots de l’homme que j’aimais ; je croyais l’amour avant les mots ; l’amour comptait bien plus, il était d’un autre monde que les mots, eux avec leurs raisonnements et toutes ces pensées qu’ils traînaient ; c’était comme si l’amour avait émoussé les raisonnements et les pensées, même la plus terrible qui me torturait chaque nuit, la pensée de mon mari, organisant des travaux de construction là même où l’on mettait à mort délibérément des êtres humains. […] La question, je ne me l’étais pas posée ; je n’avais pas vu alors que la cloison entre les travaux de construction et les mises à mort de Sobibor et de Treblinka ne tenait qu’à moi, à l’amour que j’avais pour lui, qu’elle n’existait pas. »

Ce petit livre de quelques dizaines de pages nous retransmet avec une sincérité criante et touchante ces années d’aveuglement, cette peur des faits, le déchirement qui en a résulté quand la vérité ne pouvait plus être niée. L’écriture de Nicole Malinconi est forte et poétique à la fois, mais elle reflète surtout l’incertitude angoissée du personnage. De fait, elle semble parfois un peu dure à suivre, un peu alambiquée : j’aurais aimé des phrases plus courtes, plus directes pour que le lecteur ne se sente pas exclu du récit. Toutefois, la remise en question de Theresa ne peut que nous toucher. La femme se demande ce qui lui reste après tout cela et la dernière question de la journaliste finit de la jeter dans le doute. Un petit livre qui m’a serré le cœur et que je vous conseille.

Nicole Malinconi, Un grand amour, aux éditions Esperluète, 14€.

Les Morues, de Titiou Lecoq

En prenant Les Morues de Titiou Lecoq, je m’attendais presque à lire de la chick-lit, c’est un peu ce que laisse envisager la couverture et le résumé de l’éditeur. Au final, ce n’est pas vraiment ce à quoi je m’attendais, ce roman m’a surpris, mais c’est plutôt une bonne nouvelle !

 Les Morues

Les Morues, c’est un groupe de trentenaires un peu féministes et parfois pas très dégourdis, avec chacun leurs névroses, leurs problèmes, leurs obsessions. Trois filles et un garçon qui essaient d’avancer dans leurs vies malgré leurs erreurs ou leurs balbutiements. Parmi eux, Ema qui commence le livre en allant à l’enterrement de sa meilleure amie avec qui elle s’était brouillée : Charlotte. Elle s’est suicidée sans crier gare, sans expliquer son geste, une mort étrange qui intrigue Ema et l’invite forcément à se dire que ce n’est peut-être pas un vrai suicide. Alors elle va essayer de mener une petite enquête et pour ça, elle va plonger des les plans de réformes, la RGPP et son projet de privatisation des services publics et des lieux de culture. Pour l’aider, elle peut compter sur Fred, nouveau entrant dans le monde des Morues qui de son côté connaît pas mal de déboires avec internet : entre anonymat et connectivité, il est parfois dur de faire la part des choses et quand l’amour s’y mêle, c’est encore plus compliqué.

Autour d’eux, gravitent d’autres personnages à la vie aussi tumultueuse : leurs déboires se croisent ou se rencontrent dans un livre qui n’a plus rien à voir avec la chick-litt. Ces figures qui peuplent le roman de Titou Lecoq ne sont pas caricaturales malgré leurs expériences hors du commun, on a l’impression qu’il court derrière quelque chose, la vérité, une vie confortable, l’âme sœur, des réponses, du repos…

Une très belle rencontre ce livre car il prouve qu’on peut mêler les dessous politiques avec des tranches de vies bouleversées, investir des lieux de pouvoir avec des sentiments forts. Comme le dit si bien la quatrième de couverture, « c’est le roman d’une époque, la nôtre », avec toutes ses problématiques, ses soucis d’éthiques et ses nouveaux paramètres comme internet qui redéfinissent nos modes de vies et nos façons d’éprouver de l’amour, de la fierté. L’écriture est dosée à souhait, elle reste sur le fil de la justesse sans tomber dans le pathétique, le tragique outrancier ou larmoyant, le ridicule et la caricature. Mais heureusement ce livre n’est pas dénoué d’humour qui vient alléger les situations parfois graves que traversent les personnages dans un équilibre parfait. Il dénonce sans faux-semblants les convenances et les conventions parfois surjouées et inutiles de notre société sans perdre son but premier : nous divertir.

Un très bon roman, une très belle découverte que la plume de Titou Lecoq, je vous la conseille vraiment car c’est un livre qui regorge de prouesses et de surprises !

Titiou Lecoq, Les Morues, Au diable vauvert, 22€.

Lignes de faille, de Nancy Huston

Nancy Huston, canadienne d’origine, installée à Paris, s’est fait connaître en France grâce à ses livre Instruments des ténèbres et L’Empreinte de l’ange. Pour ma part, je l’ai découvert grâce à un roman surprenant : Lignes de faille.

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Ce roman est divisé en quatre parties, dans chacune d’elle, un narrateur différent âgé de six ans : Sol, Randall, Sadie, Kristina. Leur seul point commun, c’est le sang. En effet, chaque narrateur est l’enfant du suivant : Sol est le fils de Randall, Randall le fils de Sadie, Sadie la fille de Kristina. Cette mise en comparaison est criante de révélation, les points communs entre ces enfants que des dizaines d’années séparent sont nombreux, et montrent du doigt les fêlures de notre monde. Tous ont été touchés de près ou de loin par les bouleversements politiques, par la guerre, que ce soit en Irak, à Haïfa ou dans les pays de l’Est. Chacune de ces générations est marquée par des renversements sociétal ou intime amorcés par leurs parents, leurs grands-parents. Les actes ne restent pas sans conséquences et les répercussions se font aussi à long terme. Quelques soient ses convictions politiques, religieuses, ses valeurs, ses points de vue et prises de position sur la violence, l’ingérence, et surtout, quelque soit l’époque, il semble que la barbarie humaine ait toujours une longueur d’avance, il est difficile de la rattraper, de la stopper. On peut au mieux, remonter dans le passé et enquêter mais il ne faudrait pas alors oublier son présent qui est déjà bien sombre.

Le témoignage à la première personne de ces gamins, qui observent et subissent, peut faire peur. Leur comportement est souvent vicié, cela s’aggravant avec les générations. Mais ils ne sont que le fruit de leurs parents, eux-mêmes engendrés et éduqués par leurs parents. Ce compte-à-rebours vers le secret final, la révélation manquante a un côté vertigineux. Comment d’un enfant qui avale en secret des centaines d’images d’atrocités irakiennes, passe-t-on à un gosse amoureux d’une arabe et ne comprenant rien à la Palestine, aux juifs, à Israël ? Et comment de ce gamin, arrivons-nous à une fillette manquant de la présence d’une maman et élevée par des grands-parents trop strictes ? Mais cette enfant et sa mère, quand elle-même était âgée de six ans, cherchent à comprendre toutes deux, dans des temps différents, d’où cette fêlure, cette faille est partie, de quel recoin nazi elles viennent.

L’histoire de cette famille, du Canada à l’Allemagne, en passant par New York et la Californie, est complexe, et lourde à porter. Les drames ne l’auront pas épargnés, toutefois, il reste une lueur d’espoir, qui permet de faire resurgir la vérité : la musique, la recherche d’une mémoire cachée, la fidélité et l’amour, la combativité.

Grâce à ce roman, j’ai découvert Nancy Huston et son écriture forte, belle. Elle nous mène dans une marche vertigineuse sur la question générationnelle, sur le mensonge, sur le secret mais aussi sur l’amour. Même si certains sujets sont graves et douloureux, elle ne manque pas de nous dépeindre également, avec une plume drôle, des scènes plus quotidiennes de la vie familiale ou enfantine. Cette écrivaine a su s’imprégner de chaque époque et de ses enjeux avec justesse. Cette enquête d’existence en quatre chapitres nous permet de voyager entre les conflits des années 1940 auxXXIe siècle de façon nouvelle et détournée et d’en voir des côtés qu’on ne soupçonnait pas. J’ai beaucoup appris dans ce livre sur des guerres qui n’étaient pas les miennes mais qui pourtant ont également marqué ma vie, ma famille (même si c’est de façon beaucoup plus douce heureusement !) et que je ne comprenais pas auparavant. Mais j’ai aussi été touchée par une mise en garde cachée au fond de l’oeuvre : celle de se méfier de la puissance de la violence humaine, qui semble être sans fin et toujours plus dure et difficile à gérer. Car il ne faudrait pas qu’en plus de tous les malheurs qu’elle engendre, elle fasse éclater des familles à l’aide du mensonge. Il s’en est passé des choses entre ces générations, des bons et des mauvais moments, mais ce roman sait nous faire voir que derrière chaque histoire, derrière chaque souffrance se cache un drame, personnel ou mondial.

L’écriture de Nancy Huston est le juste milieu entre un prise de conscience bouleversante pour le lecteur, un histoire prenante et passionnante et la vérité historique. Jamais elle ne tombe dans l’excès pathétique et c’est presque avec plaisir mais aussi avec compassion qu’on accueille ces voix d’enfants.

Nancy Huston, Lignes de faille, aux éditions Actes Sud (Babel, poche 841), 9€50.