Naissance d’un pont, de Maylis de Kerangal

Cette année, mon master me gâte. Après la venue de Claude Pujade-Renaud qui vient demain, le 28 novembre, nous rencontrerons Maylis de Kerangal que je vénère un peu près tout autant, même si son œuvre n’a absolument rien à voir. Après Corniche Kennedy, je vous parle donc aujourd’hui de Naissance d’un pont, un livre très surprenant dont j’ai commencé la lecture par obligation mais que j’ai finalement a-do-ré.

 

Oui, on pourrait se dire : OK, un livre qui parle de la construction d’un pont, ça n’a pas l’air super passionnant quand même, autant prendre le carnet de bord d’un chantier quelconque. Mais on aurait tort de penser cela !

Déjà, plantons le décor. Nous sommes à Coca, dans un Etat imaginaire ,mais plutôt américain, qui ressemble à un mélange de Californie et de Brésil. La ville est en pleine expansion grâce à un nouveau maire dynamique qui a décidé de franchir le pas : donner à Coca la vraie image de la modernité, la rendre plus inaccessible en construisant un pont gigantesque, magnifique, large de six voies. Bref, ce n’est pas du petit ouvrage. Il a fallu un architecte virtuose, recruter les meilleurs spécialistes de la planète, globes-trotteurs qui voyagent de chantiers en chantiers, faire les plans, construire les piles en encadrant des centaines d’ouvriers triés sur le volée, mais avant aussi exproprier.

Maylis de Kerangal nous propose de voir les difficultés et les embûches que représente la construction de ce genre d’édifice, surtout quand celui-ci doit être sur pied en seulement un an. A travers les histoires et les alliances individuelles, on fait face aux obstacles : révolte des ornithologues, des écologistes, des défenseurs des indiens pour qui ce pont viendrait gâcher la vie, colère des patrons de ferrys qui vont perdre tous leurs clients, danger mortel d’un tel chantier, etc. C’est difficile à croire dit comme ça, mais croyez-moi sur parole, l’auteure rend ça vraiment passionnant, et je suis la première surprise.

 

Elle peut compter notamment sur ses personnages, une dizaine d’individus riches en couleur qui vont de l’ouvrière qui doit nourrir sa famille, au grutier solitaire en passant par les employés indiens qui n’ont pas peur du vide, de la spécialiste du béton qui débarque dans la vie active et de l’amoureux un peu fou de la vie autochtone. Et encore, je ne vous dis pas tout, mais je ne vais pas gâcher votre plaisir. Les descriptions sont somptueuses, et la narration très travaillée fait qu’on ne s’ennuie jamais.

Il y a une vraie question sur la notion d’espace, de limites, de frontières dans l’œuvre de Maylis de Kerangal. Où va s’arrêter Coca maintenant ? Que vont dire les derniers indiens plutôt traditionnels ? Comment imaginer ce nouveau paysage, ce nouveau ciel où reposera un pont si haut qu’il pourrait toucher Dieu ? Soumis aux intempéries, aux caprices du fleuve, les ouvriers, eux, ne se posent pas vraiment la question, c’est pourtant leur œuvre, « leur » pont comme ils le disent.

Ce livre ne s’arrête pas à l’érection de cette œuvre architecturale qui n’est que le lien pour explorer le passé de Coca mais aussi celui des différents personnages, et pour nous permettre de suivre les aventures qui vont se nouer et se dénouer entre eux. Un chantier si long et si énorme est une aventure qui demande une organisation au poil, mais ces impératifs n’empêchent pas les contacts humains. Que la construction de pont soit une bonne ou une mauvaise chose, ce n’est pas à nous d’en juger, mais on ne peut pas nier qu’une fois fini, cet édifice a été monté grâce à la sueur, au sang, et aux larmes de travailleurs qui de nuit comme de jour se sont affairés sur ces lieux.

C’est un roman assez indescriptible, comme l’est d’ailleurs l’écriture de Maylis de Kerangal dont j’ai bien du mal à parler. On peut dire qu’elle est fluide, coulante mais aussi riche et épaisse, fournie mais limpide. Il y a de la matière dans ce livre, sans que cela ne soit lourd. C’est une expérience à part entière que de lire cette auteure, et je vous la conseille vivement.

Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, aux éditions Folio (5339), 7€20.