Les heures souterraines, de Delphine de Vigan

Je vous l’ai souvent dit et je me le répète souvent, je suis un peu à la masse des nouveaux auteurs brillants et/ou connus, des romans à ne pas manquer. C’est pourquoi je ne vous parle que maintenant de Delphine de Vigan et de son roman, Les heures souterraines.

Ce sont deux histoires en parallèles qui sont mises en lumière ici : d’un côté, Mathilde, une jeune cadre dynamique qui se retrouve comme une moins que rien dans son entreprise à la suite d’un harcèlement psychologique qui se veut invisible ; de l’autre Thibault, un médecin généraliste qui soigne les bobos que le SAMU refuse. Deux êtres en plein Paris que la vie a fatigué, si éloignés l’un de l’autre mais qui pourraient d’un rien se percuter. Nous sommes le 20 mai dans la capitale, tout pourrait changer aujourd’hui, pour ces deux personnes que la tristesse qualifie, c’est un peu le moment de voir où ils en sont.

La description de la douce descente aux enfers de Mathilde est vraiment stupéfiante, criante de vérité et d’injustice, saisissante, bouleversante et très bien menée. J’ai tremblé avec elle, il faut le dire. Cette pression et cette angoisse au travail qu’elle subit à cause d’un seul homme, le chef, existent réellement, et je peux vous dire qu’après ma lecture, j’ai compris ce que pouvait être ce harcèlement psychologique si pernicieux qu’on évoque de plus en plus.

Thibault, lui, on n’en parle moins, mais il est présent. Aujourd’hui, alors que les beaux jours reviennent, c’est la grisaille pour lui : la ville se refuse à lui, et lui impose les ralentissements, les embouteillages et les créneaux impossibles. Un travail exténuant l’amène à trouver des remèdes contre les mêmes maux, toujours : rhino-pharyngites, angines, fatigues, gastro, etc. Ses patients sont des patrons pressés et donneurs d’ordre ou de petites vieilles femmes à la recherche d’une présence humaine à leurs côtés. Il côtoie la pauvreté sentimentale et l’arrogante superficialité. Mais à chaque fois qu’il rentre dans sa voiture, sa demeure pour la journée, ce sont les mots de cette femme, si envoûtante, qui lui reviennent en tête. Et Thibault ne peut alors pas s’empêcher de penser à celle avec qui il aurait aimé passer le reste de sa vie, celle qui est si inaccessible.

Thibault et Mathilde ne se sont jamais vus, mais ils se ressemblent, même si leurs vies, leurs malheurs sont différents. Delphine de Vigan les décrit avec tendresse alors qu’ils sont dans un monde de brutes, où la violence se fait souterraine. Il faut l’avouer : cette femme a du style, elle a du talent, elle a une plume.

Mais (il y a toujours un mais), j’ai parfois eu l’impression qu’elle en faisait trop. Pour être franche, cette écriture respire la suffisance, voilà, c’est dit, au moins je suis sincère, honnête avec moi-même. L’auteure prend plaisir à manipuler ses petites marionnettes de personnages, à nous faire comprendre qu’en plus d’être une vraie parisienne qui connaît le RER comme sa poche, elle est aussi « jeune » et sait ce qu’est World of Warcraft. Vous verrez ces petits détails vous-mêmes.

Certains éléments de ce texte m’ont semblé être du bricolage pour toujours en mettre plus sur le dos de ces pauvres personnages, et le pire c’est que c’était rajouté en cours de route, « tiens, et si je mettais ça en plus ? », sans aucune préméditation, préparation. Du collage de maternelle. Il y a des effets de style, douteux : on ne peut pas tout se permettre, en pensant que ça va faire réagir positivement les gens façon « Oh, quel audace ! Comme elle revisite la narration romanesque ! » Ben, non, beurk.

Réaction de jalousie me direz-vous ? Je mentirais en disant que je ne suis pas jalouse de voir un telle écriture vendue par mille. Mais réaction de frustration, ça, c’est sûr. Les pages défilent et on se dit : « Mais il faut qu’il se rencontre ces deux-là ! » Delphine de Vigan aime nous faire languir.

Pour conclure, un bon roman, oui, mais le style et les manières peuvent en agacer quelques uns, si comme moi, vous êtes au moment de la lecture (et de l’écriture du billet qui va avec!) assez râleur.

Delphine de Vigan, Les heures souterraines, aux éditions Le Livre de Poche, 6€60.

La Brèche, de Vladimir Makanine

Les visages autour d’eux sont durs et fermés. La foule n’est pas monolithique, elle est variée dans sa composition, mais, comme toute la foule, elle est facilement influençable et prête aux actes les plus imprévus. Blêmes de rage et de colère, poings serrés, impatients d’entrer en action pour pousser et frapper méchamment en visant les yeux, les gens se pressent, bousculent. Les heurts sont constants, mais restent néanmoins secondaires face au principal, à la sensation d’une masse commune où personne ne répond plus de rien, prêt à piétiner tous ceux qui ne marchent pas, épaule contre épaule. Par bonheur, la progression de Klioutcharev et d’Olia est diluée dans le mouvement général et passe donc inaperçue. Ils sont emportés par la foule. Ils en font partie. Olia frissonne. Ses dents s’entrechoquent sous l’effet de la peur.

J’ai découvert un petit livre russe bien étrange, mais apparemment pas assez pour aller se nicher dans le rayon SFFF de ma bibliothèque. Il faut dire qu’il est bien mystérieux ce roman, il ne se laisse pas saisir facilement. Il est l’œuvre de Vladimir Makanine, auteur contemporain que l’on connaît surtout pour son Underground. Le titre de ce livre est La Brèche, il a été publié en 1991 puis réédité en 2007.

La Brèche voit le jour entre les mains d’un auteur, né sous l’ère stalinienne, qui contemple la fin, la chute de l’URSS. Ce roman en est un peu la métaphore. Dans un Moscou presque désert, dans une ambiance post-apocalyptique, quelques personnes tentent de survivre face à la nuit qui tombe un peu plus chaque jour, inexorablement. Les intellectuels se sont réfugier sous terre, et ne sont accessibles que par une brèche dans le sol donnant directement sur un restaurant souterrain. Ces penseurs passent leur temps à parler philosophie, à refaire leur monde : il se pense bien à l’abri dans leur univers clos, où ils ne connaissent presque pas l’obscurité et la privation, mais dans ce monde renfermé l’oxygène si rare blesse les poumons et la lumière artificielle les yeux.

Klioutcharev est un des rares intellectuels à être resté à la surface. Il va voir ses amis de temps en temps passant par le boyau étroit qui égratigne ses côtes. Mais la brèche peu à peu s’amenuise, la terre se referme et il sait qu’un jour il ne pourra plus y accéder. Klioutcharev prend soin de sa femme et de son fils, un adolescent arriéré mental : mais il sait qu’ils ne pourront pas rester indéfiniment dans leur appartement, c’est dangereux. Les rues de la ville sont menaçantes : l’ombre effrayante de la foule plane. La foule est en colère, dangereuse et mortelle pour celui qui se retrouve dans son filet, sans en être averti. De plus, la vie à la surface est devenue très compliquée : téléphoner, se nourrir, prendre une douche ou l’autobus deviennent des gestes parfois difficiles. Les voleurs ont pillé les commerces et des voyous agressent toute personne seule.

Mais la vie doit continuer dans ce Moscou si sombre. Klioutcharev fait tout pour entretenir ses relations avec ses amis, Olia, Tchoursine, quitte a crapahuter dans tous les recoins de la ville.

La Brèche est un roman vraiment inclassable, que l’on peut appeler « trans-fictionnel ». Ce livre nous donne à voir une autre vision de ce que pourrait être la réalité. Les personnages habitant dans les appartements moscovites sont résignés mais pas abattus, ils cherchent sans cesse des solutions avec calme. A contrario, les intellectuels vivent dans un Éden souterrain aux effets pervers, voyant de loin ce qui se déroule en surface, jusqu’à en être complètement coupé.

Il faut souligner la beauté de la traduction de Christine Zeytounian-Beloüs qui, je pense, retranscrit parfaitement bien ce qu’a voulu signifier l’auteur. L’écriture est vivante : les réflexions intérieures et les dialogues se mêlent aux descriptions précises sans être ennuyeuses. Il est très souvent question de cette brèche dont les parois se rapprochent de plus en plus. Il faut à Klioutcharev toute son ingéniosité et son contrôle pour passer dans ce boyau qui est un passage entre une vie fictive mais illuminée et un quotidien plus dur mais qui possède toujours une lueur d’espoir. Le héros principal reflète la figure d’un homme qui doit se réadapter, reconstruire une vie en avançant douloureusement, au risque de grands périls. Lui au moins ne s’est pas enfermé dans le mensonge, mais par contre, il commence à perdre, peut-être, quelques réflexes humains pour les remplacer par un instinct animal, un instinct de survie. Toutefois Klioutcharev est encore sûr de lui, sûr de sa qualité d’homme même quand les circonstances l’obligent à jouer les vers de terre pour passer d’un monde à l’autre.

On ressort de cette lecture avec un goût de poussière dans la bouche. La fin n’en est pas vraiment un, comme cette nuit qui ne cesse de tomber sur Moscou. Il n’y a pas vraiment de moments heureux, il n’y a pas non plus de désespoir déchirant. Juste des hommes et femmes qui veulent continuer à vivre leur vie, en s’adaptant à ces conditions si atypiques. J’ai pu lire que La Brèche est une « parabole sur l’impasse de la société soviétique » et c’est vrai que le parallèle est facile à faire. Toutefois, même si l’on est trop jeune pour avoir connu cette époque, même si l’on est pas russe, on peut se sentir impliqué dans ce roman : repensez à tous les moments où vous vous êtes dit « Mais où va le monde ? »

 la brèche

Vladimir Makanine, La Brèche, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, aux éditions Gallimard, collection L’Imaginaire (540), 5€90.