Sur un flot qui gronde

Voici une très courte nouvelle écrite il y a deux ans, pour faire suite à mon précédent article sur la Maison Victor Hugo. C’est de la rédaction de ce texte que m’est venue l’idée d’écrire tout un roman sur ce lieu de vie de Victor Hugo : Hauteville House à Guernesey.

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Hauteville House touchait le ciel de Guernesey du bout des tuiles. Elle se tenait, blanche et lisse, face aux remous de l’écume, dans une sorte de provocation. Au dernier étage, dans la chambre de verre, Victor apercevait l’île de Serck et les côtes françaises dans le lointain. Il tournait en rond. L‘immensité de la mer, l’immensité des nues gouvernaient cette cage transparente et se reflétaient dans les innombrables miroirs de la maison, jusqu’aux pièces les plus éloignées. Dehors, les escarpements croulant en noirs décombres contrastaient avec la fragilité des herbes hautes. Le fracas des vagues contre la falaise se répercutait sur la roche et parvenait jusqu’aux fenêtres ouvertes. Victor voyait sous son regard une lutte entre deux forces qui résonnait en lui. Un écho à sa propre vie, aux combats qu’il avait pu mener. Il se répétait qu’il devait réaliser quelque chose à la hauteur de cette vision, qui dépasserait les hommes, les englobant tout entier dans une unique fresque. Avec l’énergie de la nature à l’état brut. Il devait dépasser les murs de Hauteville, la grève de Guernesey.

Des rayons de soleil illuminaient le plancher de bois verni. Victor piétinait ces taches de lumière sans s’en rendre compte. Il portait les mains à son visage, se frottant les yeux ou le front, jetait parfois un regard sur la grande bibliothèque qui occupait tout un pan de mur. La maison poussa avec lui un soupir, faisant frémir les tapisseries et craquer les marches d’escalier.

Soucieux, Victor s’immobilisa et regarda par la grande verrière. Le paysage qui s’étalait sous ses pieds l’éblouissait et l’épuisait à la fois. « Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Tout est plein d’âmes ! » se disait-il. Ce n’était pas seulement lui qui observait la mer, mais Hauteville House toute entière. N’ayant plus la patrie, il avait voulu avoir le toit. Ce toit qu’il avait éclaté et ouvert au monde dans une sorte d’appel à la liberté. « Liberté » : le seul mot qui avait un sens dans cet exil.

A cette pensée, son visage se raffermit. Victor retrouva cet air déterminé qu’on lui connaissait mieux. Tournant les talons, il se dirigea vers le bureau marqueté où il travaillait debout, face à la mer. Il rechercha dans ses feuillets une épaisse chemise : Les Misères. Il parcourut ce brouillon écrit des années auparavant. Des dizaines de personnages lui faisaient face et renvoyaient l’image d’injustice et de pauvreté qu’il exécrait tant. Il ne pouvait pas les laisser dans cet état d’inachèvement.

Il passa son doigt sur le nom de l’un d’eux. Jean Tréjean.

Près des falaises, un oiseau fatiguait en vain son inégal essor. Plus bas, l’écume se déchirait en mille embruns sur les pierres. Mais Hauteville House n’avait pas peur des courants déchaînés. « L’homme est sur un flot qui gronde » pensa Victor.

Il saisit alors une plume et raya le nom qu’il venait de lire. Son personnage s’appellerait à présent Jean Valjean. Et ce flot autour de lui, Les Misérables.

Passion simple, d’Annie Ernaux

Annie Ernaux, je l’ai croisé souvent dans la bibliothèque de ma maman. Ce nom m’a marqué car ma maman lit plutôt de la littérature à l’eau de rose quand j’étais petite : les journées étaient longues, elle voulait se relaxer vite et bien, sans réfléchir, et il faut avouer que pour cela les Arlequins, ça marche plutôt bien. Mais ma maman aime aussi la « vraie » littérature même si elle ne l’avouait pas à l’époque : on tombait par hasard sur du Madame de Sévigné et des essais de sociologie entre deux livres de gare. Annie Ernaux joue donc pour moi l’effet d’une Madeleine de Proust m’évoquant le temps où, enfant, je fouinais dans la chambre de mes parents.

Et maintenant que j’ai quitté le nid, je me devais de lire enfin ce nom qui m’évoque tant. J’ai choisi pour commencer un tout petit livre, presque une nouvelle : Passion simple (beauté du titre, quand même!)

Annie Ernaux retrace dans ces quelques pages autobiographiques l’amour qu’elle a porté à un homme marié. Elle-même est alors mère célibataire et ses grands enfants ignorent tout de cette relation passionnelle. Cet homme est comme un marin ayant une femme dans chaque port, Annie le sait, mais elle s’en fiche, elle l’aime. Elle attend son coup de fil avec émotion et impatience, ne vit que pour cela. Sa propre existence est mise entre parenthèses pour les quelques nuits passées entre les bras de son amant.

Elle sait que sa dévotion est complète et peut-être incompréhensible, elle a conscience de l’extrêmisme de sa passion mais elle ne peut s’empêcher de la ressentir et de vivre pour elle.

Je dis « passion » car je ne peux pas dire « amour », ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Annie Ernaux nous raconte comme toute sa vie a pu se transformer au contact de cet homme : elle ne voulait plus vivre que des moments forts et qui valaient la peine d’être vécus, elle refusait d’effleurer les choses mais voulait s’y plonger toute entière. Ce livre est à la fois une ode à la folie de la passion mais aussi le cri d’un désespoir, de la peur d’être seule.

En quelques lignes, l’auteure arrive à nous embarquer dans ses émotions, à tel point qu’on pense les ressentir nous-même. C’est une écriture criante de vérité et de sincérité qui nous désarme et nous fait nous demander comment nous aurions réagi à sa place. Une histoire courte mais puissante.

Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme.

Annie Ernaux, Passion simple, folio (2545), au prix indécent de 6€40.

Une banale histoire, d’Anton Tchekhov

Tchekhov et moi, on ne sait jamais trop aimé, je trouve ses histoires ennuyeuses, ses personnages trop geignards et malheureux, même si son théâtre rattrapait un peu ces défauts à mes yeux. Mais j’ai voulu retenter l’expérience avec un petite nouvelle : Une banale histoire.

C’est très russe toujours mais j’ai été bien contente de ne pas me retrouver dans la campagne profonde et gelée. Ici nous suivons un vieux professeur d’université qui sait bien qu’il n’est pas en bonne santé. Nicolaï Stépanovitch est connu et reconnu dans son domaine. Sa vie, il la mène avec passion dans les amphithéâtres : donner cours à des étudiants est sa raison de vivre. Mais avec un corps qui fatigue, les jours deviennent plus sombres, il se place en spectateur sage  de sa vie.

Il y a sa femme, ses filles, ses visites d’étudiants, de quémandeurs, de confrères, de soi-disant amis qui ont chacun leur particularité, et il y a la jeune Katia qu’il a élevé. Cette femme qui n’est pas son enfant mais qu’il aime sans vraiment la comprendre. Elle s’est passionnée de théâtre, a connu l’allégresse et l’amour, mais elle aussi aujourd’hui glisse dans les ténèbres. C’est la noirceur, une sorte d’antipathie, une incompréhension pour la vie qui guide ces deux êtres. Ensemble, face à face, ils essaient de comprendre ce qu’a été leur existence. Revenir sur ses illusions, trouver son chemin pour continuer.

 

C’est un livre calme, observateur. L’auteur prend son temps et nous décrit cette société, ces rites immuables, un peu hypocrites. J’ai eu l’impression d’y être, et ce fut très dépaysant. Le héros est attachant, on le considère avec un peu de pitié, car il a eu beaucoup de choses dans sa vie, mais à l’orée de sa mort, il s’aperçoit qu’en fait, ce n’était que du vent. Une sacrée réflexion sur la mort et sur ce qu’elle efface. On a d’autant plus envie de laisser notre trace sur la terre après la lecture de cette nouvelle, pour par qu’on nous oublie. On veut écarter tout l’inutile, tout le costume sociétale pour vivre de vraies choses et dire et faire quelque chose de vrai, quelque chose qui compte.

 

L’écriture ici m’a réconciliée avec Tchekhov. Elle est classique mais on sent une patte particulière, une voix qui traduit la mélancolie, la nostalgie, le désabusement. C’est très beau et très triste, et paradoxalement, c’est une lecture agréable, pas du tout déprimante. Je vous la conseille !

 

Anton Tchekhov, Une banale histoire, Folio 2€ (4105).

Regardez la neige qui tombe, de Roger Grenier

Voilà, c’est émouvant, je publie ma dernière chronique de la série Roger Grenier. Petit pincement au cœur car ses livres m’ont suivie (poursuivie même !) ces dernières semaines et j’ai fait quelques belles découvertes grâce à lui. Bien sûr, cela ne veut pas dire que je ne lirai plus rien de lui à l’avenir, bien au contraire, j’ai même repéré d’autres œuvres de sa plume pour plus tard ! Mais c’est la fin d’un voyage initiatique que je n’ai pas choisi mais que j’ai tout de même apprécié. Aujourd’hui, je vais donc vous parlez d’une de ses biographies, car, oui, Grenier aime bien écrire sur les autres, amis intimes ou personnes admirées. On peut citer entre autres Camus, Pia ou Fitzgerald. Ici, j’ai choisi Regardez la neige qui tombe. Impressions de Tchékhov.

Vous pensez bien qu’avec un titre pareil on va parler de ce célèbre auteur russe, nouvelliste et dramaturge. Moi qui n’avait lu aucun livre de cet écrivain, je me suis précipitée à la médiathèque en prendre quelques uns. Malheureusement, hélas, je ne sais pas trop comment cela est arrivé, mais impossible de lire Tchékhov, je n’arrive à entrer dans aucun de ses textes, je n’arrive pas à prendre du plaisir à le lire. Pas qu’il soit mauvais auteur – son talent n’est plus à démontrer – mais son style, cet univers qui l’a crée, c’est incompatible avec moi. C’est une chose qui m’arrive parfois, la dernière fois c’était avec Balzac. Je n’y peux rien, j’aurais beau me forcer, je ne comprendrais rien à ce que je lis.

Je n’étais donc pas très motivée à lire Grenier parlant de Tchékhov qu’il adore, c’est pour ça que j’ai fait traîner cette lecture pendant deux mois. Mais j’ai fini par y mettre mon nez. Bon je dois vous l’avouer tout de suite, si vous avez déjà lu Tchékhov, que vous connaissez un peu son écriture, c’est un avantage car ainsi vous saisirez mieux les références que moi ! Toutefois, ce n’est pas une obligation.

A travers de courts chapitres, Roger Grenier nous évoque le personnage et son œuvre : ses amours, les adaptations pas toujours très réussies de ses pièces au théâtre, son voyage étrange à Sakhaline, son mariage distant avec une comédienne, les propos des critiques à son sujet, son rapport aux animaux et surtout aux chiens, son enfance à Taganrog, sa tuberculose, mais aussi son style. L’auteur nous explique comment Tchékhov se sert des gens et des situations qui l’entourent pour en faire des personnages et des nouvelles. C’est ici le ressenti d’un lecteur attentif, et je dois avouer que c’est très agréable à lire.

On se laisse promener de citation en citation. J’ai été plusieurs fois perdue entre les multiples personnes qui font l’entourage de Tchékhov, je n’ai pas toujours pas compris les allusions aux œuvres, ce qui a fait que je me suis ennuyée quelques pages. Il y a parfois certaines longueurs, l’écrivain veut sûrement s’étendre sur des choses qui lui sont chères mais je n’ai pas eu les mêmes centres d’intérêt que lui ou je ne me suis pas autant laissé attendrir.

On comprend malgré cela que Tchékhov soit un « grand » auteur de par la quantité de ses œuvres (des milliers de nouvelles!) mais aussi et surtout de par une écriture personnelle qui sort des chantiers battus, sait nous transmettre un sentiment de mélancolie en quelques mots et créer un univers russe tout aussi facilement.

J’avais déjà eu une mauvaise surprise avec les biographies de Grenier : j’avais stoppé assez rapidement ma lecture de Trois heures du matin : Fitzgerald qui m’avait ennuyé. Avec Regardez la neige qui tombe, je regrette de ne pas avoir pu m’intéresser plus à l’oeuvre de Tchékhov car malgré quelques points négatifs, cette sorte de biographie reste une livre agréable, à découvrir.

Roger Grenier, Regardez la neige qui tombe, folio (2947), 7€70.

Plaisir d’humour, d’Alphonse Allais

Alphonse Allais, considéré par certains comme l’un des plus grands conteurs français, est connu avant tout pour son humour acerbe voire absurde, peuplé de calembours et de jeux de mots. Aujourd’hui, je vais vous parler d’un recueil qui regroupe une quarantaine de ses petites histoires.
Ce livre, je l’ai trouvé au fin fond de mon CDI de collège le jour du grand débarras. Il a à son compteur 50 ans de lecture par des élèves boutonneux et maladroits qui l’ont feuilleté négligemment. Les pages jaunies et cornées, la couverture vieillie et déchirée, il n’est pas en bon état mon recueil. Qu’importe, je veux lui donner une seconde vie, et pour cela, rien de mieux qu’une lecture passionnée.
Car on ne peut être qu’émerveillé face à cette écriture de l’insolite et de l’anecdote : « Il y a des personnes sur terre auxquelles, point comme à d’autres, arrivent les plus saugrenues aventures. Et le plus terrible, dans leur cas, c’est que, loin de songer à plaindre les pauvres gens, tout le monde s’accorde à rire de leurs mistoufles. »
Le livre est composé de multiples contes, très courts, quarante au total. Une lecture fragmentée donc, idéal pour les trajets en bus ou métro jusqu’à la fac, jusqu’au bureau, ou les longues minutes passées dans les salles d’attentes variées. Les thèmes abordés sont très divers, le genre humain étant étudié sous toutes ses formes, notamment les plus loufoques. Cela va des soldats culs-de-jatte, aux cousins germains jumeaux en passant par les collectionneurs d’haricots. On retrouve bien sûr certains des pastiches très célèbres du critique d’art Francisque Sarcey, une des cibles favorites de notre auteur. C’est une mise en bouche très agréable pour découvrir l’écriture si particulière d’Allais, une écriture dont on manque aujourd’hui, la presse acerbe ne montant plus à ce niveau de nos jours. Très léger, très humoristique, ces contes ne souffrent pas de lourdeur comme on pourrait le craindre et cela est sûrement du au judicieux choix d’une narration courte.
Il y a vraiment peu de choses à rajouter pour ce recueil simple et vivifiant, un bon remontant pour ceux qui voient déjà s’approcher à grands pas la fin de leurs vacances et la reprise de leur boulot ! Je finirais sur ces mots d’Allais, bien avant-gardistes pour leur époque :
« Un journal sans papier ! Une revue sans papier ! Un roman sans papier ! Et pourquoi pas ? »

La Dame de pique d’Alexandre Pouchkine

Ah, littérature russe… mon amour ! Découvert il y a longtemps mais toujours aimé avec autant de fougue, de passion, jamais mon attachement envers toi ne faiblira. Mais malgré ça, un de tes auteurs phares, j’ai dénommé Alexandre Pouchkine, ne m’était pas encore bien connu. Il fallait pallier à ce terrible manque. La Dame de pique, célèbre nouvelle fantastique, m’a sauvée.

Cet auteur est un touche-à-tout côté genre littéraire ; on se souviendra notamment d’Eugène Onéguine, roman en vers, dont la chronique ne va pas tarder à poindre le bout de son nez sur ce blog. Pour vous le faire découvrir en douceur (quoique, Pouchkine est vraiment très accessible et plutôt jouissif tellement c’est bien écrit), je vais donc commencer par cette courte nouvelle mais qui fonctionne comme un roman.

L’histoire débute par une soirée tranquille entre cinq hommes en train de jouer. La discussion s’oriente vers la grand-mère de l’un deux qui connaîtrait une combinaison de trois cartes pour gagner à coup sûr au jeu du pharaon et donc gagner de l’argent facilement. On est transporté tout d’un coup aux côtés de cette dame, Anna Fédotovna et sa jeune demoiselle de compagnie Lisabeta Ivanovna. Hermann, officier du génie, séduit cette dernière et sous prétexte de la rejoindre dans sa chambre, pénètre dans celle, voisine, d’Anna. Il lui demande de lui révéler les trois cartes secrètes mais celle-ci meurt… de peur. Plus tard, après être aller à l’enterrement de la dame, Hermann voit son fantôme qui partage avec lui l’astuce gagnante. Le jeune homme se précipite alors au jeu pour s’enrichir. Mais la vie lui jouera un tour. Je ne révèle rien de la fin tellement elle est savoureuse.

Cette nouvelle est vraiment très facile d’accès, agréable et rapide à lire pour ceux qui n’ont pas le temps. Le côté fantastique rajoute un saveur particulière, la chute est vraiment à tomber… (jeu de mot facile j’avoue). Toutefois, je suis habituée à plus de psychologie ; ici, les personnages me paraissent très lointains, mais pour une nouvelle c’est tout à fait normale. Tout se résume à l’action, à la passion de l’enrichissement par le jeu (solution de facilité) qui l’emporte sur l’amour, l’honneur, l’honnêteté. Mais ceux qui veulent tromper le destin vont s’apercevoir qu’on ne peut rien contre lui, il gagne toujours. L’écriture est naturelle et vivante, elle rebondit à chaque phrase et jaillit à chaque lettre, un vrai régal. Une belle leçon de vie pour une lecture très divertissante, cette fiction fantastique est un très bon moyen pour faire connaissance avec « l’homme le plus intelligent de Russie » (Nicolas Ier).